La Poste met la presse en danger

TARIFS POSTAUX • La Poste réclame 6 centimes de plus pour chaque journal distribué, une augmentation jugée infondée par Médias Suisses. La bataille juridique ne fait que commencer.

Le 1er janvier de cette année, la Poste a augmenté ses prix de distribution des journaux. Echelonnée sur trois ans, cette nouvelle charge se montera au final, en 2016, à 6 centimes par exemplaire livré. Le 30 novembre dernier, Le Courrier soulevait les problèmes qu’allait poser cette hausse pour la plupart des journaux. La gravité de la situation explique que Médias Suisses, l’organisation des éditeurs de la presse écrite de Suisse romande, a décidé de lancer une procédure au nom de tous les éditeurs pour que la Poste renonce à augmenter ses tarifs. Les choses avancent à petits pas, mais les titres demeurent dans l’incertitude. Ce alors que l’avenir de certains est en jeu.
Premiers concernés: les petits tirages et les publications ne dépendant pas de grands éditeurs. Du côté de Tamedia, si l’on soutient la position de Médias Suisses, les craintes sont un peu moindres: «L’augmentation des tarifs touche aussi les marques de Tamedia. Cependant, la grande majorité des éditions de nos journaux étant livrée par nos propres moyens en fin de nuit, nous sommes moins concernés que les journaux dont les éditions sont en grande partie délivrées dans le cadre de la distribution classique du courrier.» Au Courrier, les nouveaux tarifs représenteront, à terme, une hausse des charges de 120 000 francs par an. La Liberté dépensera 90 000 francs supplémentaires pour la seule année 2014.
L’association Médias Suisses, via son homologue Schweizer Medien, annonçait en novembre dernier vouloir présenter l’affaire au Tribunal administratif fédéral (TAF). Depuis, la Poste a commencé à envoyer les factures intégrant la hausse, tandis que la procédure de Médias Suisses faisait balle de ping-pong entre différents services. Car avant même de pouvoir s’adresser au TAF, il fallait que la Poste ait communiqué aux journaux sa décision formelle motivée. Puis patienter jusqu’à ce qu’une autorité administrative se déclare compétente pour statuer sur cette décision. La procédure en est aujourd’hui à ce stade. Dans l’intervalle, Médias Suisses a envoyé un courrier à tous ses membres pour les inciter à provisionner une somme de 2 centimes par jour et par exemplaire en attendant l’issue du procès.

Interprétations divergentes
Après quelques hésitations, l’Office fédéral de la communication (OFCOM) s’est finalement désigné compétent. Il devrait rendre prochainement un avis sur le fond de l’affaire. L’OFCOM auditionne actuellement toutes les parties et refuse donc de communiquer sur d’éventuels délais. Selon la nature de sa décision, Médias Suisses devra ensuite faire recours auprès du TAF.
Constitué à la défense des intérêts de la Nouvelle Association du Courrier (NAC), l’avocat genevois François Membrez a choisi de suivre une piste parallèle à celle de Médias Suisses. «Le TAF prend position sur une question générale relevant du droit public. Là, il s’agit de relations de droit privé.» Le 26 juin 2013, la Poste est en effet passée du statut d’établissement public à celui de société anonyme de droit public, rendant possible un recours auprès de la justice civile plutôt que du TAF. «Nous refusons la modification unilatérale de la Poste et ferons recours auprès des tribunaux genevois», indique François Membrez.
De son côté, la NAC conteste même le calcul adopté pour établir cette hausse, qui désavantage les petites publications et n’est donc pas équitable. En effet, au vu de son poids, un journal comme Le Courrier voit la hausse représenter 24% de frais supplémentaires, tandis qu’un titre plus lourd, dont la facture est plus élevée à la base, ne subira pas le même pourcentage d’augmentation.
Pour le reste, l’argumentation des deux procédures se base sur le même élément: l’article 16 de la loi sur la Poste, lequel se présente sous une forme quelque peu sibylline. D’une part, l’article fixe un principe général qui veut que «les tarifs [de la Poste] doivent être fixés selon des principes économiques», c’est-à-dire être rentables.

Service universel
Partant de ce principe, la Poste affirme être en droit d’augmenter ses prix, car son service de distribution de journaux perdrait 100 millions de francs par année. Sauf que selon l’interprétation des avocats de Médias Suisse et ceux de la NAC, le législateur aurait précisément envisagé cette éventualité en formulant une dérogation: «Les tarifs d’acheminement des journaux et périodiques en abonnement sont fixés indépendamment de la distance. Ils correspondent aux tarifs pratiqués dans les grandes agglomérations.» Cette précision implique donc que la Poste fonctionne comme un service universel, appliquant à tous les mêmes tarifs, indépendamment de critères strictement économiques.

Doris Leuthard interpellée
Le Conseil fédéral, interpellé en décembre dernier sur ce sujet par le sénateur Luc Recordon (Verts/VD), s’en tient à la version de la Poste. «Vu le déficit de 96 millions de francs affiché par la Poste sur le compte journaux en 2012 ainsi que les subventions croisées internes correspondantes, la mesure prise par la Poste est compréhensible, voire nécessaire», indique le gouvernement.
Lors de la session parlementaire de mars 2014, Doris Leuthard a précisé la pensée du Conseil fédéral, rappelant que le paysage médiatique serait appelé à changer ces prochaines années, de même que le modèle d’aide à la presse et de système de distribution par courrier. Elle a rappelé la question des déficits de la Poste pour ce qui concerne les journaux.
«Je suis d’accord que ce n’est pas forcément à la Poste de payer, admettait alors Luc Recordon. Mais à partir du moment où la Poste fait des bénéfices et paie des impôts, on peut se poser la question de savoir si, dans la négociation de son contrat de service public avec la Confédération, on ne pourrait pas lui imputer des tâches supplémentaires, quitte à les rémunérer.»
En mars, la discussion s’était arrêtée là. Dans l’espoir de prolonger ce débat et d’aboutir à des propositions constructives, la rédaction en chef du Courrier a sollicité un entretien avec la conseillère fédérale. La réponse de la cheffe du DETEC devrait tomber sous peu. I

En lien avec cet article: L’information a un prix
La fin du monopole de la Poste n’en finit pas de coûter cher. Après les fermetures d’offices postaux, la dégradation des conditions de travail des employés et celle de l’offre aux usagers, c’est au tour de la presse de trinquer. Les augmentations de tarifs ont débuté en janvier 2014 et s’achèveront – temporairement du moins – en 2016: dès cette date, les journaux …

Trois questions à Bernard Tissot

Le président de la Nouvelle Association du Courrier (NAC), organe éditeur du Courrier, s’inquiète pour l’avenir du journal.

Quel sera l’impact de ces hausses de tarif sur la situation financière du Courrier?
Si les trois augmentations annoncées devaient se concrétiser, cela représenterait une charge supplémentaire de 40 000 francs cette année, 80 000 la suivante et 120 000 dès 2016. Pour le journal, c’est d’autant plus navrant que nous étions parvenus à un budget équilibré pour 2014. En comptant les nouveaux prix de la Poste, nous arrivons à un déficit de 40 000 francs, soit exactement le coût de la hausse.

Le Courrier a entrepris des démarches, en parallèle à l’action de Médias Suisses. Pourquoi?
La Poste a récemment changé de forme juridique et est devenue une société anonyme. Nos avocats estiment qu’il s’agit dans ce cas d’un problème contractuel devant être résolu devant la justice civile. La faîtière Médias Suisse prend un autre chemin et souhaite saisir le Tribunal administratif fédéral. Au final, nous espérons pour le Courrier que l’une ou l’autre de ces démarches aboutira. Mais c’est encore une musique d’avenir: pour l’heure, nous n’avons même pas d’interlocuteur défini puisque l’OFCOM et la commission de la poste (POSTCOM) doivent encore définir qui est compétent.

Au cas où ces procédures ne donneraient rien, qu’est-ce qui attend Le Courrier?
Nous espérons vraiment pouvoir instaurer un dialogue et trouver une solution satisfaisante avec la Poste. Mais, le cas échéant, nous serions obligés de prendre des mesures. Nous avons trois pistes, toutes douloureuses, et nous ne les appliquerions pas de gaieté de cœur. Ce serait un changement soit dans la pagination, soit dans la fréquence de parution, ou alors dans le prix des abonnements. En tous les cas, l’existence du Courrier sous sa forme actuelle est directement menacée. Propos recueillis par LDT
L’administration astreinte au silence

L’administration fédérale a-t-elle connaissance des ambiguïtés figurant dans la loi sur la Poste? Travaille-t-elle à les résoudre? A-t-elle des projets pour aider la presse au cas où la hausse des tarifs deviendrait effective? Plus généralement, le gouvernement a-t-il une vision stratégique à long terme pour le maintien de la diversité de la presse?

Ces questions n’ont pas trouvé d’écho auprès des différentes instances concernées. Deux procédures étant en cours, le Département fédéral de l’environnement, des transports, de l’énergie et de la communication (DETEC), dépendant de Doris Leuthard, ne s’est pas prononcé, de même que l’OFCOM. «Nous ne pouvons donner de détails ni présumer des résultats de la procédure en cours», commente l’OFCOM. Qui ajoute qu’«un rapport est en cours d’élaboration» et devrait apporter des solutions favorisant la pluralité de la presse. «Les résultats sont attendus pour le deuxième semestre 2014. Là encore, il ne nous est pas possible de prendre position et donc d’apporter de réponse à vos questions.»

Le Surveillant des prix, chargé d’émettre des recommandations sur les prix des entreprises privées ou publiques ayant une position dominante sur un marché, refuse lui aussi de prendre position. Son service de la communication indique qu’«il ne peut y avoir d’abus sur les prix du moment que les comptes sont déficitaires». Seul un cas de mauvaise gestion des comptes par la Poste pourrait amener ce service à se pencher sur la question.

Quant à la Poste, principale concernée, elle souligne qu’il ne lui revient pas de prendre à sa charge le déficit des journaux. «Nous pouvons aider à notre manière, indique la chargée de presse, mais la Poste ne peut prendre toute cela sur ses épaules.» LDT

Laura Drompt, 12.4.2014, Le Courrier

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