L’indécence est la norme

À la veille de la grande manifestation nationale pour les salaires, le syndicat Unia publie une étude soulignant les gigantesques écarts de revenus au sein des grandes entreprises suisses. 1 à 139. C’était l’écart salarial moyen au sein de trente-sept des plus grandes entreprises suisses en 2022, selon une étude menée par le syndicat Unia. Cela signifie que, au sein de chacune de ces firmes, la rémunération maximale était en moyenne 139 fois plus élevée que le salaire le plus bas.

Parmi les dix entreprises présentant l’écart salarial le plus important, celui-ci s’est encore élargi. L’enquête d’Unia souligne aussi que les bénéfices des entreprises et les versements aux actionnaires sont restés à un niveau historiquement élevé en 2022 – alors que la situation des bas et moyens revenus s’est fortement aggravée.

Roche, UBS et ABB en tête
Pour la quatrième année d’affilée, c’est la société Roche qui affiche l’écart salarial le plus élevé. Son CEO Severin Schwan a touché un revenu de 15,1 millions de francs en 2022, soit 307 fois le salaire le plus bas versé dans son entreprise. Un·e employé·e touchant la rémunération minimale versée par Roche devrait ainsi travailler à 100% pendant 25,5 ans pour gagner l’équivalent d’un seul revenu mensuel de son patron. Derrière la multinationale pharmaceutique, on trouve le géant bancaire UBS, dont le directeur général Ralph Hamers a palpé 12,6 millions l’an dernier - 243 fois plus que le salaire plancher de la boîte. Rappelons qu’UBS s’apprête à supprimer des dizaines de milliers d’emplois à travers le monde à la suite du rachat de Credit Suisse. L’entreprise ABB, active dans la métallurgie, occupe la troisième marche du podium avec un écart salarial de 1:216. Le directeur général d’ABB, Björn Rosengren, a touché 9,8 millions de francs.

Loin du monde réel
L’enquête d’Unia met le doigt sur les rémunérations “indécentes” touchées par les dirigeants des plus grandes compagnies du pays. Dans trente-quatre des trente-sept entreprises analysées, elles dépassent le million de francs par an. Dans seize d’entre elles, les CEO touchent entre 5 et 10 millions. Et cinq entreprises (Roche, UBS, Novartis, Logitech et Nestlé) passent la barre des 10 millions. On notera pour la petite histoire que Patrick Frost, le directeur général de Swiss Life, a touché 4,3 millions en 2022. Swiss Life, le second plus grand propriétaire immobilier du pays (derrière UBS), a augmenté cette année l’ensemble de ses loyers. Ce géant de l’assurance vient d’annoncer une hausse de 12% de son profit… ainsi qu’un nouveau programme de rachat d’actions à hauteur de 300 millions de francs [1]. L’inflation ne fait pas que des perdant·e·s !

Actionnaires aux anges
Ces trente-sept entreprises ont aussi versé des montants astronomiques à leurs actionnaires en 2022. Le montant des dividendes a ainsi augmenté de plus de 2,5 milliards de francs, pour totaliser près de 44 milliards. En parallèle, ces sociétés ont consacré 32 milliards au rachat de leurs propres actions, ce qui a eu pour conséquence de faire grimper la valeur du patrimoine de leurs propriétaires. Au total, les actionnaires des trente-quatre entreprises cotées en bourse (les données des trois restantes n’étant pas publiées) ont touché près de 76 milliards. Les champions des versements aux actionnaires? Nestlé, Novartis, Roche et UBS, avec des distributions cumulées de plus de 50 milliards.

Salaires “honteusement bas”
Le contraste est fort entre la pluie d’argent qui s’écoule dans les étages supérieurs de ces multinationales et l’évolution des bas salaires en leur sein. Selon Unia, la valeur médiane des salaires les plus bas est restée «à un niveau honteusement bas», soit 51 181 francs par an. Dans la moitié des entreprises étudiées, les employé·e·s les moins bien payé·e·s gagnent ainsi moins de 4000 francs par mois pour un plein temps. Dans trente d’entre elles, les salaires les plus bas se situent à 4102 francs.

« Pendant quatre années d’affilée, les salaires réels ont diminué – on pourrait croire qu’on vit une crise économique, mais ce n’est pas le cas. L’argent est là, à ceci près qu’il est réparti de manière toujours plus inégalitaire », résumait récemment Pierre-Yves Maillard, le président de l’Union syndicale suisse (USS). Et d’appeler à une mobilisation massive pourra inverser la tendance. C’est l’objectif de la manifestation nationale pour les salaires organisée par l’USS ce samedi 16 septembre.

Le calvaire des bas salaires
Contrairement à celles des dirigeant·e·s et actionnaires des grandes sociétés, les conditions de vie des personnes touchant de bas salaires se sont fortement détériorées au cours des trois dernières années, souligne l’étude d’Unia. Sur le terrain, la situation est en effet bien plus grave que ce que laissent entrevoir les statistiques salariales de l’Office fédéral de la statistique (OFS).

Tout le monde est loin d’être égal·e face à l’inflation: les hausses de prix de certains biens de consommation touchent beaucoup plus sévèrement les bas revenus. Exemple. Selon l’enquête sur le budget des ménages de l’OFS, les salarié·e·s gagnant 50 552 francs par an (pour un plein temps) en 2020 et vivant seul·e·s ont vu leur salaire nominal augmenter de 631 francs en 2022. Pour ces personnes, les dépenses de consommation représentent deux tiers (67,1%) du budget total - les postes les plus importants étant le logement et l’énergie (24,7% du budget), ainsi que les transports (8,5% du budget). Or entre décembre 2020 et 2022, ces dépenses ont augmenté de 6,9% (logement et énergie) et de 12,9% (transports) - et cela, avant même les fortes hausses des loyers et de l’électricité en 2023. Cela représente 861 francs de dépenses supplémentaires pour le logement et l’énergie, auxquelles s’ajoutent 554 francs supplémentaires pour les transports. Soit plus du double de l’augmentation du salaire nominal durant la même période!

Le calcul est encore plus dramatique pour un·e salarié·e exerçant un emploi à bas revenu, travaillant à temps partiel (80%) et touchant 40 441 francs en 2020. En 2022, son salaire pesait 500 francs de plus, soit 40 944 francs. Durant le même laps de temps, ses dépenses pour le logement, l’énergie et les transports (qui représentent la moitié de son budget) ont augmenté de près de 1600 francs. Soit trois fois plus que l’augmentation nominale du salaire de cet·te employé·e sur la même période !

L’USS veut des augmentations de 5%

« Le renchérissement, le choc des primes maladie et la hausse des loyers alourdissent fortement la charge des ménages », dénonçait l’Union syndicale suisse (USS) le 8 septembre au cours d’une conférence de presse.

En matière de loyers, “après une première hausse attendue pour octobre de cette année, la prochaine ne tardera pas à suivre (…) Il en résulterait la possibilité d’augmenter le loyer de 3% dès le 1er avril 2024. Selon Raiffeisen, une troisième augmentation est même déjà prévisible d’ici à fin 2024, au plus tard début 2025”, soulignait récemment la Tribune de Genève [2].

Pour les primes d’assurance maladie, l’augmentation (estimée à 7,7%) s’annonce encore plus salée que cette année, au cours de laquelle elles ont grimpé de 6,6% en moyenne suisse.

Quant à la facture d’électricité, elle prendra aussi l’ascenseur en 2024: la Commission fédérale de l’électricité (Elcom) annonce une hausse moyenne de 18%, avec de grandes disparités selon les régions et les compagnies. Cette hausse salée n’est cependant pas une fatalité, rappelle Laurianne Altwegg, représentante de la Fédération romande des consommateurs et vice-présidente de l’Elcom: en effet, les actionnaires des compagnies d’électricité (qui sont souvent des collectivités publiques) «ont tout à fait le droit de subventionner davantage l’électricité, pour éviter que leurs contribuables ne tombent dans la précarité»[3].

L’USS a la même analyse: «Contrairement à l’année dernière, cette hausse ne tient pas à une évolution ‘inéluctable’ des prix sur les marchés internationaux, mais découle en bonne partie d’une succession de décisions politiques malheureuses prises en Suisse», écrit la centrale syndicale. Et de dénoncer: «Aujourd’hui, les grands groupes énergétiques comme Axpo ou BKW réalisent des bénéfices se chiffrant en milliards – et la facture électrique des petits clients devrait continuer d’augmenter? C’est absolument inacceptable ».

Pour éviter que l’appauvrissement des salarié·e·s ne continue, l’USS formule plusieurs revendications: une hausse généralisée de 5% des salaires en 2024; le rétablissement de la compensation automatique du renchérissement dans les conventions collectives de travail (CCT) et les contrats de travail; un salaire mensuel minimum de 5000 francs pour les salarié·e·s détenant un CFC; et une hausse des subsides versés par les cantons aux ménages modestes pour les aider à payer leurs primes maladie.

[1] L’agefi, 8 septembre 2023.

[2] Tribune de Genève, 10 août 2023.

[3]24 heures, 6 septembre 2023.

SSP, 14 septembre 2023, Guy Zurkinden

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