Servir l’intérêt du voyageur ou créer du profit ?

La malédiction du “train Benelux”
C’était un bon vieux train aux banquettes larges, où l’on pouvait déployer son quotidien, tendre les jambes et discuter avec les contrôleurs. On pouvait aussi, ô miracle, y bénéficier d’un service à bord sans se prendre les pieds dans les valisettes et sans renverser son café au retour de la voiture-bar : de souriants messieurs, qui n’étaient par des amis du leader ultrapopuliste Geert Wilders, y poussaient un petit chariot plein de boissons et de friandises.Le convoi s’appelait le “train Benelux” et il avait 55 ans. Il reliait en près de trois heures Bruxelles et Amsterdam - deux capitales distantes d’environ 210 km à vol d’oiseau ! - en faisant de multiples haltes. Il enjambait les deltas en vibrant sur les ponts métalliques, parvenait à pousser une pointe à 150 km/h dans les lignes droites et, souvent, s’arrêtait sans explication au milieu des polders, laissant le voyageur indolent à sa méditation sur ce plat pays. “Avec le fil des jours pour unique voyage et des chemins de pluie pour unique bonsoir”, comme l’écrirait Brel.

Le train Benelux est mort de sa belle mort, le 9 décembre. Sacrifié sur l’autel de la vitesse, de la libéralisation et des exigences des cadres pressés. Une sorte de TGV blanc-rouge-turquoise l’a remplacé, doté d’une proue tout en rondeur, comme si elle était dessinée par les studios Disney.

Il est exploité par NS Highspeed - une alliance des chemins de fer néerlandais (NS) et KLM - et la Société nationale des chemins de fer belges (SNCB). Le nouveau venu s’appelle Fyra, ce qui renverrait à des notions de “fierté” et de “confiance”, selon ses concepteurs. Vérification faite, Fyra est aussi une charmante localité scandinave où le soleil se lève à 9 h 25 et se couche à 15 h 30 ces jours-ci, ce qui donne d’autant plus froid dans le dos qu’il y fait en moyenne - 10 C°.

“Confiance” ? Ce ne fut pas, en tout cas, le sentiment dominant des premiers voyageurs embarqués. Un premier défaut technique fut enregistré le 9 décembre. Le 10, le premier train vers les Pays-Bas démarrait avec trente minutes de retard, ce qui perturbait les suivants. Le même jour, le 7 h 41 d’Amsterdam vers Bruxelles devait être annulé ; le lendemain il stoppait définitivement à Rotterdam. Au total, cinq annulations sont survenues en six jours et 50 % des passagers sont arrivés en retard, selon la chaîne néerlandaise NOS.

Jeudi 13 décembre survenait une double avarie qui bloquait des convois et nécessitait l’évacuation de passagers bloqués dans un tunnel de Rotterdam… Littéralement hors d’eux, des voyageurs ont insulté et menacé le personnel des chemins de fer néerlandais. Le syndicat FNV s’est, du coup, fendu d’une lettre indiquant que ses affiliés n’osaient plus se montrer en uniforme. “Fierté” ?

Les responsables de la chaîne discompte Aldi sont, eux aussi, sortis de leurs gonds : un groupement d’usagers belges avait rebaptisé le Fyra “train Aldi” pour dénoncer son manque de qualité. “Nous devons notre succès à l’application conséquente d’un principe : prix bas, qualité élevée”, a répliqué l’enseigne allemande, “déçue” par de telles allusions. Un député de la gauche radicale a prôné le renvoi des rames en Italie, où les fabrique la société AnsaldoBreda, préférée à Siemens, Bombardier et Alstom, compte tenu de son offre à bas prix (22 millions d’euros par rame, quand même…). Le contrat signé en 2004 devait, en principe, être réalisé trois ans plus tard mais il en aura fallu cinq de plus pour que le Fyra soit enfin inauguré.

“Maladie de jeunesse”, a décrété le premier ministre néerlandais, Mark Rutte, contraint de se mêler du dossier d’autant que la Chambre des députés, réunie en session nocturne, exigeait que 95 % des trains Fyra effectuent des parcours sans faute, sous peine de sanctions contre les sociétés qui les exploitent.

Une majorité de députés soutient également les autorités de La Haye, qui protestent contre le fait qu’étrangement le train ne s’arrêtera plus dans une ville qui abrite les principales institutions politiques du pays mais aussi la Cour pénale internationale et des organes européens comme Eurojust ou Europol. “C’est inconcevable”, dit Peter Smit, l’adjoint au maire chargé des transports. Il réclame une liaison directe avec Bruxelles, quitte à la confier à un deuxième opérateur.

Cette espèce de catastrophe industrielle fait d’autant moins sourire les voyageurs belges et néerlandais que la suppression du train Benelux, une mini-révolution à propos de laquelle ils n’ont, bien sûr, pu émettre aucun avis, a entraîné une explosion des prix. “Le billet sera deux fois plus cher”, assure Maya Detiège, une députée socialiste d’Anvers. “Faux”, objecte la SNCB, qui évoque la possibilité d’un parcours Bruxelles-Amsterdam à 25 euros. C’est exact, nous en avons trouvé sur le site Highspeed.nl, mais seulement pour le petit matin du 25 décembre ou pour des voyages à effectuer dans plusieurs semaines. En moyenne, le prix se situe entre 40 et 70 euros pour un aller simple en 2e classe. On pouvait, auparavant, faire un aller-retour en 1re à un tarif inférieur, sans être contraint, en outre, de faire une préréservation.

La “concurrence dans l’intérêt du voyageur” promise par la libéralisation européenne se résume, dans ce cas exemplaire, à choisir entre un train rapide qui tombe en panne et le Thalys, bien plus coûteux encore. Il est vrai, comme le rappelle Herman Welter, journaliste spécialisé dans les transports, que “le Fyra n’a pas été créé pour servir l’intérêt du voyageur mais pour créer du profit”.

stroobants@lemonde.fr

Jean-Pierre Stroobants (Lettre du Benelux)
Le Monde | 25.12.2012

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