L’Europe n’est pas condamnée à n’être qu’une sorte de grand supermarché

Paru le Lundi 02 Mars 2009
Propos recueillis par Philippe Bach dans Le Courrier

INTERVIEW - Le politologue Pierre Bauby était de passage à l’Institut national genevois. Il évoque l’impact du processus d’intégration européenne sur l’administration et les services publics.

L’Institut national genevois (ING) a invité jeudi dernier Pierre Bauby pour une conférence sur la «Transformation des services publics en Europe: bilan et perspectives». Docteur en science politique et enseignant, le Français Pierre Bauby a publié de nombreuses recherches sur les enjeux de l’Etat moderne, l’impact du processus d’intégration européenne et les conséquences de la libéralisation qui a bouleversé des secteurs traditionnellement dévolus à l’Etat. Entretien.

Dans vos ouvrages, vous évoquez l’impact du processus d’intégration européenne sur des entités administratives qui ont chacune leur propre histoire. Quelles sont les différences réelles entre ces administrations?

Pierre Bauby: La plupart des administrations ont été construites à partir du XIXe siècle sur un socle similaire, celui de la création de l’Etat-nation. Reste que, si l’on prend par exemple des pays comme la France et l’Allemagne, vous avez ensuite des réalités administratives très différentes avec un Etat français centralisé alors que l’Allemagne, elle, est très décentralisée.

A partir de quel moment l’Europe a-t-elle commencé à peser sur ce processus?

La trame européenne se construit à partir de valeurs communes à la logique administrative des grands Etats européens comme la garantie d’accès de chaque habitant à des biens et des services, les rapports de solidarité et d’égalité ou la nécessaire anticipation des besoins dans l’avenir. En 1986, ce qui était encore la Communauté européenne a décidé de lancer un processus d’intégration des services publics. Ce qui est en fait une rupture énorme dans le système existant dont on n’a pas forcément eu conscience à l’époque, même si cela a été vécu de manière plus ou moins conflictuelle en Europe. En France, par exemple, mais aussi en Allemagne, on a tenté de freiner cette action.

Comment cette intégration des services publics s’est-elle concrétisée?

Dans l’histoire, il n’y a pas de précédent d’une telle démarche. L’Union européenne s’est construite via une procédure de libéralisation des réseaux d’infrastructures comme les transports, les télécommunications et l’énergie. Les monopoles nationaux ont été cassés. En France, par exemple, EDF ou la SNCF étaient des monopoles d’Etat en charge de la production et de la distribution de l’électricité ou des transports ferroviaires. En Allemagne, on peut relever que la situation était différente. Quelque huit cents entreprises étaient actives dans le domaine de l’énergie électrique. Dans ce pays, on a obligé l’Etat à se doter d’une agence de régulation de ce nouveau marché, ce qui a été très mal vécu.
On est en train de vivre une nouvelle situation de ce type en France, avec l’ouverture totale du marché postal. Le projet de loi a été déposé. Cela suscite à chaque fois un débat très vif et des résistances. La directive de 1986 a mis dix ans pour déployer ses effets.

Mais cette politique aboutit surtout à l’ouverture des marchés, à des libéralisations...

Tout à fait. Très vite, on s’est rendu compte qu’une ouverture des marchés n’allait pas sans poser de problèmes. Là où vous aviez un monopole d’Etat, vous vous retrouvez avec un oligopole privé. Dans le domaine de l’énergie, par exemple, vous avez EDF pour la France et, pour l’Allemagne, Eon et RWE. Et ENEL pour l’Italie. Cela peut aboutir à des problèmes d’abus de positions dominantes. Ces entreprises risquent d’être en situation de se partager de manière occulte le marché, de faire grimper les prix pour leur plus grand profit. C’est d’ailleurs ce qui s’est passé dans le domaine de l’énergie. Les prix ont d’abord baissé pour repartir rapidement à la hausse. La Commission européenne a ouvert une enquête à ce sujet. Le phénomène est le même dans le domaine du transport aérien: Air France, Lufthansa et British Airways se partagent le marché.

Quels sont alors les risques?

On ne s’adresse plus qu’à des partenaires solvables, on abandonne les dessertes périphériques qui coûtent cher et rapportent peu, on externalise, via les collectivités publiques, les impacts environnementaux qu’on n’est plus prêt à assumer et on néglige le long terme: l’entretien du réseau, la recherche et le développement. Du côté de l’Union européenne, depuis une dizaine d’années, ces risques sont bien sûr identifiés. On s’aperçoit que le processus mis en branle a des effets pervers. Et les petits pays parmi les Vingt-Sept ne s’y retrouvent évidemment pas puisqu’ils ne peuvent pas s’appuyer sur des grands groupes.
On tente donc de mettre en place des organismes de régulation. La fusion Suez-Gaz de France a été autorisée moyennant l’abandon par ce nouveau groupe d’activités en Belgique. C’est pour cela qu’on ne peut pas dire que le processus d’intégration est simplement l’introduction de la concurrence dans les anciens monopoles d’Etat.

Comment parvient-on à garantir des notions comme le bien commun dans un tel rapport de forces?

Des petits pas ont été faits pour garantir l’égalité d’accès à ces services ou des principes de solidarité pour certains biens. C’est tout l’enjeu pour l’Union européenne de réussir à se doter d’instruments qui permettent cela. Sinon, ce sont les multinationales – américaines, en majorité – qui dicteront leur loi. Cela peut par exemple se faire en inscrivant des obligations ou des conditions de desserte dans le droit. Ou via des instances de régulation.

On a tout de même le sentiment que les rapports de forces sont très défavorables au consommateur ou à l’usager.

Peut-être, mais il faut garder à l’esprit que la situation initiale, celle des monopoles d’Etat, n’était pas idéale. Il y a dix ans, à EDF, par exemple, lorsqu’il s’agissait encore d’un monopole public, on avait près de 500 000 coupures de compteurs par année pour cause de factures impayées. Est-ce que la desserte était effectivement garantie indépendamment des ressources économiques des usagers? On a aussi vu que le fait d’avoir des réseaux peu interconnectés – en raison de l’ex-monopole national – peut avoir de graves conséquences. L’effondrement du réseau allemand il y a quelques années en est l’exemple.
Il y a d’ailleurs un second enjeu dans cette problématique: celui des indéniables spécificités géographiques de différents pays de l’Union. Au niveau de la législation européenne, par exemple, si vous voulez encourager le passage aux énergies renouvelables, l’approche et les potentialités ne sont pas du tout les mêmes au nord de l’Europe, région plus intéressante du point de vue de l’éolien, qu’au sud, où le solaire prend tout son intérêt.

Et à court ou moyen terme, quelles sont les urgences?

Dans le domaine de l’énergie, il apparaît comme certain qu’il faudra inventer une forme d’entreprise publique en charge du transport de l’énergie. De même, je pense qu’un système de péréquation des prix sera incontournable. On peut aussi se poser la question, dans le domaine du marché postal, s’il n’est pas nécessaire d’avoir un timbre unique pour toute la zone européenne.

On vous sent presque optimiste.

Depuis quinze ans, il y a eu des progrès. L’Europe n’est pas condamnée à n’être qu’une sorte de grand supermarché. Par exemple, le traité de Lisbonne est présenté comme une sorte de «copier-coller» du traité constitutionnel européen. Mais c’est faux. Il contient certaines avancées sur les sujets qui concernent cette problématique de la régulation. Mais je suis conscient que ces évolutions supposent la création de rapports de forces difficiles à établir, même si les syndicats tentent de se fédérer au niveau du continent. Et puis, gardons aussi à l’esprit que nous n’avons guère le choix. Pour certains problèmes, comme le climat, l’échelle n’est même plus européenne mais mondiale. Les imbrications entre le local, le national, l’européen et le mondial sont là et bien là.
On voit bien que pour la crise financière, la réponse devrait être formulée au niveau du continent. Et pourtant chaque pays s’est replié sur ses frontières pour tenter de limiter la casse alors que la crise ne connaît pas les frontières.

0 commentaire à “L'Europe n'est pas condamnée à n'être qu'une sorte de grand supermarché”


  1. Aucun commentaire

Laisser un commentaire





Bad Behavior has blocked 756 access attempts in the last 7 days.