Mexique : des habitants font échec à un barrage

Quelque quatre cent cinquante personnes se relaient sur le site prévu pour le barrage pour empêcher le retour des machines lourdes de la firme Odebrecht.
Le village de Jalcomulco, en lutte depuis plus d’un an, a réussi à stopper la construction d’un grand barrage. Un combat qui symbolise la contestation grandissante de la privatisation de l’eau.

A Jalcomulco gronde une rivière entourée de gorges escarpées, de manguiers et de villages en colère. Depuis 2013, ce petit bout de paradis mexicain est menacé par un projet de grand barrage hydroélectrique (100 mètres de haut et 700 mètres de long) visant à approvisionner en énergie la ville de Xalapa, située quarante kilomètres plus loin dans la montagne. Mais grâce à leur organisation et à leur lutte déterminée, les riverains ont réussi en mai 2014 à repousser temporairement la réalisation de l’ouvrage planifiée par la firme brésilienne Odebrecht (lire ci-dessous).
Un an après, sur la rive du río La Antigua-Los Pescados, les plantes ont repoussé et il ne reste presque rien de l’expédition avortée d’Odebrecht. Pendant plusieurs mois, la firme a fait profil bas avant de refaire surface début avril en tant qu’acquéreur potentiel de la concession des systèmes d’eau potable des deux plus grandes villes de l’Etat de Veracruz.
Au bord de la route qui relie Xalapa à Jalcomulco, les défenseurs de la rivière ont pris racine. A l’approche du camp, des postes de sentinelles constitués de tentes en tissu, de ruines aménagées et de dos d’ânes de fortune obligent les automobilistes à ralentir. Ce matin, les hommes en poste grattent la terre ou coupent du bois. D’autres sont préposés à la collecte de fonds auprès des passants.

Donner sa vie pour le fleuve
José Milan, guide de rafting de 27 ans, porte un t-shirt estampillé «Peuples unis du bassin Antigua pour des rivières libres (PUCARL)», le mouvement né de l’alliance des différents villages qui dépendent de la rivière. «Nous avons gagné plusieurs batailles mais rien n’est terminé. Le processus judiciaire suit son cours et nous n’avons encore aucune certitude quant à l’avenir de notre rivière», explique le jeune homme.
L’histoire n’est en effet pas close: début mai, la compagnie Odebrecht est revenue à la charge en déposant une étude d’impact écologique auprès de la commission de l’énergie pour obtenir un nouveau permis d’exploration. De quoi radicaliser la lutte et échauffer les esprits. «Cette rivière est notre principale source de revenus: plus de 70% de la population d’ici vit du tourisme d’aventure, le reste pêche ou cultive la terre. Dans mon cas, je suis prêt à donner ma vie en offrande au fleuve pour le sauver!» lâche José, le regard assombri.
Comme lui, ils sont quatre cent cinquante à se relayer jour et nuit, hommes et femmes, dans une mécanique rôdée et avec pour objectif de de protéger le site. Estella, 28 ans, a rejoint le campement il y a peu. Originaire de Jalcomulco, maman célibataire d’une petite fille de 11 ans, elle ne s’est jamais rêvée militante. «Je sais juste que je ne m’imagine pas devoir abandonner cet endroit. Nous sommes habituées à vivre ici, libres. C’est ce que j’explique à ma fille quand elle rechigne à m’accompagner: on fait ça pour notre bien et celui des autres», murmure la jeune femme, accoudée à la table de la cuisine communautaire où trônent four artisanal et vélo-mixeur.

Lutte en famille
Occupée à laver les poulets du repas, María de Lourdes a laissé enfants et mari à la maison pour prendre son tour de garde. Ce soir, son fils de 20 ans viendra passer la nuit au camp. Lutter contre le barrage est devenu une affaire de famille. «Ma fille travaille dans un restaurant, mon mari est pêcheur de crevettes et moi je vends des vêtements: les jours où nous sommes ici nous ne gagnons pas d’argent. Mais qu’est-ce que ça représente face au risque de tout perdre ? L’eau, c’est notre monnaie et notre vie. Il faut penser au futur et à ceux qui viendront après nous et à ce qu’on veut leur léguer», déclare-t-elle en plantant son regard dans les yeux de son interlocuteur.
Autour du barrage de Jalcomulco, deux discours s’affrontent. D’un côté, l’Etat de Veracruz et Odebrecht assurent que l’ouvrage n’aura aucune conséquence directe sur les villages alentours et l’environnement. De l’autre, militants et spécialistes soutiennent que l’impact sera désastreux.
Zone protégée1, le bassin de La Antigua-Los Pescados fait l’objet d’un réexamen de classification demandé par la commission nationale de l’eau (Conagua). Pour empêcher la levée de cette protection, le mouvement des «Peuples unis du bassin Antigua pour des rivières libres» a déposé un recours devant la Cour suprême: «Ce projet présente des risques environnementaux démesurés et un coût social trop élevé, estime Hipólito Rodríguez Herrero, du Centre de recherches d’anthropologie sociale Golfo de Xalapa.

Trente villages affectés
Plus de 400 hectares de terres fertiles seront inondées et une trentaine de villages affectés. Sa réalisation signera l’arrêt de mort de tout un écosystème exceptionnel composé de toucans, colibris, loutres et pumas, et forcera à l’exode urbain plus de cinq mille personnes dépendant économiquement des eaux de la rivière». A ces prévisions s’ajoute une réalité encore plus préoccupante: dans une région sujette aux séismes, le barrage devrait chevaucher l’une des plus importantes failles géologiques du Mexique, Zacamboxo. Avec le risque d’un désastre naturel et humain en cas de mouvement tellurique de grande ampleur.
Au campement des sentinelles, la nuit est tombée et, avec elle, le tapage assourdissant des oiseaux. A quelques kilomètres de là, sur la place du village de Jalcomulco, on entend couler la rivière et la messe qui se termine. Ce soir, c’est la réunion hebdomadaire du comité de défense. On règle des broutilles sur l’organisation, on évoque quelques problèmes juridiques, on rigole, et puis on pense à ceux restés au camp. Pour les hommes de garde, la nuit sera longue. Depuis un an, à Jalcomulco, on ne dort que d’un œil.

1- Le bassin est protégé par une «veda»: une interdiction d’utiliser à des fins industrielles des eaux protégées.

Une loi pour privatiser la gestion de l’eau

Depuis 2012, le Mexique reconnaît constitutionnellement le droit à l’eau potable et à l’assainissement voté par l’ONU en 2010. Il s’est engagé à garantir celui-ci à travers l’élaboration d’une nouvelle loi des eaux nationales pour assurer «un accès et un usage équitable et durable des ressources hydriques (article 4 de la Constitution des Etats-Unis mexicains). Mais le texte, présenté début mars à la Chambre des députés par la commission nationale de l’eau (Conagua), a provoqué un tollé général au sein de la société civile.

Si le cadre légal actuel favorise déjà un système de concessions en faveur des grandes entreprises, aux dépends des municipalités, le projet de loi Korenfeld1 prévoit d’octroyer un cadeau gigantesque aux multinationales étrangères. Le texte contraindrait ni plus ni moins les municipalités et l’Etat à octroyer ces concessions.
Désormais, les autorités locales seraient obligées de promouvoir la privatisation des services d’eau et d’assainissement et de démarcher des entreprises. «Avec cette loi, la concentration des ressources publiques irait aux méga-projets privés. De surcroît, le texte garantit aux firmes la récupération de leurs investissements initiaux à travers la mise en en place de tarifs fixes, qui ne pourraient pas être modifiés, même si les citoyens les estimaient trop élevés. L’Etat mexicain cherche clairement à céder les ressources aquatiques du Mexique», assure Hipolito Rodriguez, membre de l’assemblée civile mexicaine LaVida.

Critiquée pour son contenu libéral, la loi Korenfeld autorisera en outre la surexploitation des nappes aquifères et l’usage des eaux nationales pour la pratique de la fracturation hydraulique (fracking). «L’unique obligation des entreprises sera de garantir la fourniture de 50 litres journaliers par habitant, et celles-ci pourront solliciter l’intervention des forces de l’ordre pour faire respecter leurs engagements», rappelle l’activiste. Pour de nombreuses organisations civiles, la loi Korenfeld viole les droits à l’information et à l’accès à une eau de qualité, durable et sans discrimination, à contre-courant des normes internationales qui garantissent l’accessibilité à l’eau des populations vulnérables. Inquiétant aussi: l’article 263 autorise la Conagua à solliciter la force publique «pour faire appliquer les dispositions de la loi», notamment en cas de résistance civile.

Freiné dans son élan, le gouvernement mexicain a dû faire marche arrière et suspendre la votation du texte jusqu’à nouvel ordre. Le temps de réaliser une série de consultations publiques et d’élaborer une nouvelle version de la loi. Intégrera-t-il les propositions formulées par «Agua para la Vida « (Eau pour la vie) constituée de plusieurs associations civiles, citoyens indépendants et centres de recherche? MMN

1Du nom de l’ex directeur de la Conagua, au cœur d’un scandale pour avoir utilisé à des fins personnelles un hélicoptère de l’institution publique.

Le Courrier

Mylène Moulin, 09.05.2015

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