Les hautes écoles doivent rester un service public !

La révélation sur l’existence d’un accord liant l’Ecole polytechnique fédérale de Lausanne (EPFL) à la multinationale Nestlé pose le problème de fond de la mission de service public des hautes écoles et des moyens dont elles doivent disposer pour la mener à bien.

L’accord révélé par la Wochenzeitung (WoZ) prévoit le financement de deux chaires de l’EPFL par Nestlé et lui accorde en retour un droit de participer au choix des professeurs titulaires de ces postes [1]. La Conférence fédérative formation, éducation, recherche du SSP des 16 et 17 mai derniers a adopté une résolution visant à défendre la mission de service public des hautes écoles (voir ci-dessous).

Aboutissement de vingt ans de réformes néolibérales
L’accord entre l’EPFL et Nestlé donne un exemple frappant des transformations à l’oeuvre depuis une vingtaine d’année dans le paysage académique suisse. L’entrée des entreprises privées dans les hautes écoles est le résultat «naturel» des réformes voulues par les autorités politiques et incarnées par l’ancien secrétaire d’Etat à la recherche Charles Kleiber, en poste de 1997 à 2007.
Charles Kleiber, suivant en cela la stratégie dominante de l’«économie du savoir», a cherché à transformer les hautes écoles suisses en les rapprochant du fonctionnement d’une économie de marché. Il fallait, d’après lui, mettre les écoles dans une concurrence régulée (selon le principe de «coopétition», contraction de coopération et compétition), favoriser la concentration des activités au détriment d’une répartition territoriale, donner plus de poids aux directions des universités et HES en les éloignant du contrôle politique démocratique et passer de la loi au contrat. Kleiber avait une vision bien particulière des chercheurs et de la recherche: les financements de base (stables dans le temps) sont vus comme un oreiller de paresse. A l’inverse, les recherches de pointe ne se feraient que sous le fouet de la concurrence et de la précarité des financements et des postes. Pour résumer: seule la peur du lendemain motiverait véritablement les chercheurs à faire leur travail et à «innover». Pour créer cette situation d’incertitude permanente, la solution kleibérienne a consisté à mettre en place des dispositifs de précarisation à tous les échelons: financements sur projets plutôt que stables, évaluation permanente, financements publics-privés, etc.
Résultat des courses: les 20% de chercheurs stables en Suisse passent désormais plus de temps à écrire des projets qu’à les réaliser et conçoivent leurs projets de manière à ce qu’ils aient des chances d’être financés, renforçant ainsi la tendance au conformisme scientifique. On ne parle même pas des 80% de chercheurs précaires qui consacrent la majeure partie de leur temps à chercher leur prochaine source de salaire et dont la marge de manœuvre en terme de choix scientifiques est ainsi réduite à la portion congrue. La situation est devenue tellement absurde que même une institution de conseil du gouvernement suisse comme le Conseil suisse de la science et de la technologie (CSST) tire la sonnette d’alarme et demande un changement de politique permettant de stabiliser une partie de cette population précaire [2].

Des hautes écoles comme des supermarchés
Outre l’impact sur les salarié-e-s, cette conception colore désormais l’ensemble des missions des hautes écoles (hautes écoles spécialisées, universités, écoles polytechniques fédérales). Pour rappel, ces dernières, en tant que services publics, doivent remplir trois missions essentielles: la recherche (production de connaissances), l’enseignement (transmission de connaissances) et les services à la société.
Pour l’enseignement, l’étudiant-e devient un-e «client-e» qu’il s’agit d’attirer en lui proposant l’université comme meilleur lieu d’investissement pour faire fructifier son «capital humain». Les domaines les plus rentables sont donc privilégiés et les académies sont invitées à revoir leurs priorités et à se spécialiser en fermant certaines fillières pas assez fréquentées. En effet, en bonne logique de concurrence/coopération, les financements des autorités sont basées, entre autres, sur le nombre d’étudiant-e-s inscrit-e-s. Le développement d’une offre pléthorique de masters plus ou moins spécialisés fait désormais ressembler les universités à des supermarchés.
Pour la recherche, l’abaissement de la part de financements stables et la hausse des financements par projet créent plusieurs pseudo-marchés sur lesquels les chercheurs sont en concurrence. D’une part, celui des financements publics par projet. D’autre part, celui, encore plus opaque, des financements privés. Les deux modalités pouvant bien sûr se combiner. Ainsi l’introduction de financement de type «matching funds» (pour chaque franc obtenu pour un projet de recherche auprès de mandataires externes, la haute école rajoute un franc de financement), fait que l’argent va à l’argent au détriment d’une répartition plus égalitaire des fonds.

Réduction à un chaînon du processus de production de valeur
Ces pseudos-marchés ont deux conséquences particulièrement néfastes pour la mission de recherche. D’abord, ils créent une logique de conformisme et d’adaptation à la demande des bailleurs de fond de la part des chercheurs. Ensuite, ils génèrent un surcroît de bureaucratie pour les chercheurs et impliquent la multiplication de postes précaires (car la personne engagée pour réaliser une telle recherche obtient un contrat dont la durée est limitée par la durée du financement externe). Enfin, l’immixtion des entreprises dans les processus de recherche académique aboutissent, de fait, à une privatisation des connaissances produites par les académies, socialisant ainsi une partie des immenses coûts de production du savoir nécessaire à la production privée et à la réalisation de juteux bénéfices.
Quant à la notion de «service à la société», ce n’est qu’au prix d’une double réduction de son sens qu’elle épouse les contours d’une ingérence des multinationales dans le fonctionnement quotidien des académies. La «société» est réduite à l’«économie» avant que l’«économie» ne soit à son tour réduite aux directions des grandes entreprises. Grâce à cette double réduction, la «société» est bel et bien représentée dans les académies, à fois dans les différents conseils de direction intégrant des «membres de la société civile» et – comme nous l’avons vu dans le cas Nestlé-EPFL ou dans celui d’UBS et de l’Université de Zurich avec le centre d’«économie dans la société» financé par la banque – dans le quotidien opérationnel des chercheurs et chercheuses.

Mode de financement orientant les recherches
Cette réduction des «services à la société» aux demandes des grandes entreprises pose de graves problèmes en termes de production de connaissance utiles à la société. A ce titre, il faut rappeler que, dans le cas révélé par la WoZ, Nestlé ne sponsorise pas n’importe quelle recherche. Les deux chaires financées par la multinationale sont en effet directement liées à son domaine d’activité principal – chaire Nestlé en nutrition et développement du cerveau et chaire Nestlé en interaction intestin-cerveau [3]. Cela pose concrètement deux types de problèmes. Il y a, bien sûr, le danger de voir les résultats des recherches clairement manipulés ou tus. Néanmoins, le plus grand problème est d’un autre ordre: c’est que ce type de financement réduit drastiquement la marge de manÅ“uvre des chercheurs/-euses en orientant les recherches sur certains types de questions, ce qui en exclut de fait d’autres qui pourraient être socialement plus nécessaires ou déboucher sur des découvertes plus importantes. Les recherches financées par l’industrie du tabac dans les années 1960-1970 sont un bon exemple d’un tel effet. Elles contribuaient à nuancer le lien entre tabagisme et cancer en arguant de la multiplicité des causes de cette maladie, alors même que d’autres questions auraient peut-être été socialement et scientifiquement plus pertinentes.

«Autonomes» par rapport à l’intérêt public
Le contrôle démocratique de la société sur ses hautes écoles, organisé au travers de la représentation parlementaire, est en voie de régression forte, voire de disparition. Mais il n’en résulte pas une plus grande liberté pour le personnel des hautes écoles. A quelques exceptions près, la «participation» des travailleurs et travailleuses académiques (personnel administratif et technique, assistant-e-s, professeur-e-s, corps intermédiaire, etc.) aux décisions au sein des hautes écoles ne se fait que sur des sujets mineurs. Au contraire, les nouvelles formes de financement, et le poids qu’elles donnent aux entreprises privées, sont des contraintes moins visibles mais d’autant plus efficaces. Les hautes écoles sont toujours gouvernées, mais de moins en moins dans l’intérêt public. Ainsi, les académies ont bel et bien gagné leur «autonomie» en s’émancipant de la tutelle de l’Etat. C’est donc en toute autonomie qu’elles peuvent désormais répondre aux demandes des entreprises privées et se comporter elle-même comme de petites (voire de grosses) entreprises.

RAPHAËL RAMUZ
SECRÉTAIRE SSP – RÉGION VAUD

ROMAIN FELLI
CHERCHEUR- UNIVERSITE DE GENÈVE

1. http://mhaenggi.ch/_pdf/1405_woz_epfl_nestle.pdf
2. Voir le rapport du CSST, Encourager la relève pour favoriser l’innovation en Suisse, Berne, 2014.
3. Voir l’accord Nestlé–EPFL sous: www.oeffentlichkeitsgesetz.ch/downloads/befreite-dokumente/7/2006-11-21_EPFL-Nestle_Alliance_Agreement.pdf.

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Organiser la contre-offensive: défendre le service public et protéger les salarié-e-s

En tant que syndicat des services publics, notre position sur la question du financement des hautes écoles devrait s’articuler autour de deux considérations fondamentales: une conception claire de ce que doit être le service public et une défense sans concession des conditions de travail dans le service public académique.
Il ne s’agit ni de revendiquer une gestion étatisée et bureaucratique des académies ni de réclamer le retour de la tour d’ivoire mandarinale mais bien de considérer la production et la transmission de connaissances comme un service public à part entière.
Il nous paraît donc nécessaire de repartir, comme nous le ferions pour les autres services publics, des besoins sociaux auxquels les hautes écoles doivent répondre et des besoins des salarié-e-s qui constituent ce service public. Un tel point de départ est, déjà, en contradiction avec le fonctionnement actuel des hautes écoles.
RR, RF

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Contre le droit de décision des entreprises privées dans l’enseignement et la recherche tertiaire. NON au mécénat paternaliste! OUI au financement public transparent et démocratique par l’impôt sur les entreprises!

La WoZ a récemment révélé les conditions dans lesquelles s’exerce le «mécénat» privé à l’EPFL. Une entreprise multinationale, Nestlé, a obtenu, en contrepartie de son financement d’une chaire dans cette institution, un droit de veto sur le ou la candidate choisie par la commission scientifique de nomination. Un tel droit de veto n’est en général pas accordé aux autorités publiques qui financent majoritairement les hautes écoles.
Ce droit de veto accordé à une entreprise privée sur le contenu de la recherche effectuée dans une haute école publique est inacceptable. Le développement de domaines de recherche doit répondre à un intérêt scientifique autonome et/ou à une demande publique démocratique, il ne revient pas aux entreprises les plus fortunées de pouvoir décider de la politique scientifique en Suisse.
La liberté académique, c’est-à-dire le droit pour les scientifiques de décider de leurs méthodes et objets de recherche, est fortement remise en cause lorsque le bailleur de fonds peut s’opposer aux choix de commissions scientifiques.
Nous demandons la fin des financements privés de chaires académiques en Suisse. Bien au contraire et afin d’assurer durablement les besoins réels de financement de la recherche et de l’enseignement, c’est par l’élévation de l’impôt sur les entreprises que celles-ci pourront contribuer justement au financement de base des hautes écoles.

CONFÉRENCE FÉDÉRATIVE FORMATION, ÉDUCATION, RECHERCHE

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