Première plainte contre la Suisse devant un tribunal arbitral

Une entité juridique basée aux Seychelles reproche à la Suisse un acte législatif vieux de 30 ans, qui interdit de revendre temporairement des immeubles non agricoles. Cette plainte, qui montre que la Suisse n’est pas à l’abri de l’arbitrage international, est une occasion en or pour rééquilibrer les accords de protection des investissements en faveur des pays d’accueil – qui étaient jusqu’à présent surtout des pays en développement.

Tôt ou tard, cela devait arriver. Pour la première fois de son histoire, la Suisse fait l’objet d’une plainte devant le CIRDI (Centre international pour le règlement des différends relatifs aux investissements), le tribunal arbitral de la Banque mondial qui statue sur les différends liés aux accords de protection des investissements. Ironie du sort, c’est un paradis tropical qui pourrait mener la Suisse en enfer: une entité juridique domiciliée aux Seychelles et contrôlée par un citoyen helvétique, qui prétend agir au nom de trois Italiens qui auraient essuyé des pertes en raison d’un arrêté fédéral urgent de 1989, qui interdit de revendre des immeubles non agricoles pendant cinq ans. Un document tellement vieux qu’on ne le trouve même pas sur internet… Le plaignant se base sur l’accord de protection des investissements (API) Suisse – Hongrie et réclame 300 millions de CHF de dédommagement. Sans surprise la Suisse conteste tout en bloc.

37 plaintes d’entreprises suisses contre des États

Aussi loufoque que paraisse cette affaire, elle montre que la Suisse n’est pas à l’abri de ce mécanisme décrié de l’arbitrage international, qui permet à un investisseur étranger de porter plainte contre l’État hôte – mais pas l’inverse – si ce dernier adopte une nouvelle réglementation pour protéger l’environnement, la santé, les droits des travailleurs, ou l’intérêt public.

Jusqu’à présent, Berne avait réussi l’exploit presque unique au monde d’y échapper, alors que 37 plaintes d’entreprises suisses (ou prétendument telles) ont été recensées à ce jour par la CNUCED. La dernière en date concerne Chevron contre les Philippines, sur la base du traité de protection des investissements Suisse – Philippines. Un cas sur lequel on ne sait presque rien, si ce n’est qu’il porte sur un gisement de gaz offshore. Chevron, entreprise suisse ? A priori, pas vraiment, mais la multinationale américaine a dû faire du «treaty-shopping » comme on dit dans le jargon, trouver que l’API Suisse – Philippines servait le mieux ses intérêts et réussir à se faire passer pour une entreprise helvétique. Ce alors même qu’elle est empêtré dans des affaires judiciaires en Équateur depuis des décennies pour avoir pollué l’Amazonie.

Supprimer l’ISDS

Cela fait des années qu’Alliance Sud demande à la Suisse de rééquilibrer les accords de protection des investissements avec les pays d’accueil (115 à ce jour, exclusivement des pays en développement) afin de mieux garantir leurs droits. Dernièrement, l’Afrique du Sud, la Bolivie, l’Équateur, l’Inde, l’Indonésie et Malte ont dénoncé les leurs et veulent en renégocier de plus équilibrés, voire n’en veulent plus du tout. L’élément le plus contesté est précisément ce mécanisme de justice privée par voie d’arbitrage (ISDS) qui prévoit que l’investisseur choisit un arbitre, l’État accusé un autre et les deux se mettent d’accord sur un troisième. Trois juges qui peuvent condamner l’État à payer des compensations pouvant se chiffrer en centaines de millions de dollars. Alliance Sud demande de renoncer complètement à l’ISDS ou, au pire, de l’utiliser seulement en dernier ressort, après avoir épuisé les voies de recours internes.

Les États devraient pouvoir déposer une contre-plainte pour violation des droits humains

Si les accords de protection des investissements ne protègent que les droits des investisseurs étrangers, une première brèche en faveur du droit à la santé a été ouverte par la sentence de Philip Morris contre l’Uruguay (juillet 2016), qui a débouté le fabricant suisse de cigarettes sur toute la ligne. Une deuxième lueur d’espoir a jailli fin 2016, lorsqu’un tribunal arbitral a donné tort à Urbaser, une entreprise espagnole gérant la fourniture d’eau à Buenos Aires et qui avait fait faillite après la crise financière de 2001 – 2002. Les arbitres ont affirmé qu’un investisseur doit respecter les droits humains aussi. Pour la première fois, ils ont aussi accepté le principe de la « contre-plainte » de l’Argentine contre Urbaser pour violation du droit à l’eau de la population… sauf finir par statuer que, sur le fond, Urbaser n’avait pas violé le droit à l’eau( !). Ils ont considéré que la contre-plainte était recevable car l’accord de protection des investissements (API) Argentine – Espagne permet aux «deux parties» de porter plainte en cas de différend.

Secouer le cocotier

Ce n’est malheureusement pas le cas des API suisses, qui permettent seulement à l’investisseur de porter plainte et non aux deux parties[1]. La mise à jour des accords en cours, ou la négociation de nouveaux, est l’occasion d’introduire cette modification. Celle-ci reste cependant modeste puisque la plainte initiale est seulement du ressort de l’investisseur : des victimes de violation du droit à l’eau, à la santé, ou des droits syndicaux ne peuvent pas porter plainte contre des multinationales étrangères en premier. Ils ne peuvent, dans le meilleur des cas, que répondre à la leur.

Maintenant qu’un investisseur des Seychelles a secoué le cocotier, et quelle que soit l’issue de cette plainte, nous espérons que la Suisse fera des efforts sérieux pour rééquilibrer ses accords d’investissement. Désormais, c’est clairement dans son intérêt aussi.

[1] Cf. par exemple l’art. 10.2 de l’API avec la Géorgie, le plus récent API suisse.

21 août 2020, Isolda Agazzi

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