Il y a 50 ans, les assureurs ont remporté leur LPP

L’historien Pietro Boschetti est co-auteur, avec Claudio Tonetti, du documentaire « Le protokoll : l’histoire cachée du 2e pilier ». Il nous accompagne dans une remontée dans le temps pour saisir comment les assureurs ont réussi à imposer leur projet pour nos retraites. Le 3 décembre 2022, le principe des trois piliers fêtera un amer cinquantième anniversaire. En effet, en 1972, le peuple avait opté à 75 % pour un contre-projet du Conseil fédéral à l’initiative du Parti suisse du Travail (PST) « pour une véritable retraite populaire ».

Cette dernière visait à renforcer largement la prévoyance étatique par répartition qu’est l’AVS, en l’amenant à 60 % du salaire brut moyen des cinq meilleures années (à la place du socle de 20 % désiré par les assureurs pour profiter du marché de la prévoyance vieillesse) en absorbant les 15’000 caisses de pensions qui existaient alors. Au lieu de cela, le système des trois piliers fut inscrit dans la Constitution fédérale.

A l’époque, le conseiller fédéral en charge du dossier, Hans-Peter Tschüdi (PS), persuade une population en quête de sécurité pour ses vieux jours en promettant notamment un maintien du niveau de vie avec 60 % du dernier salaire brut garanti par ce système. Le vote remporté largement, il fallait alors se pencher sur la conception de la Loi sur la prévoyance professionnelle (LPP). Quatre jours après ce tournant historique, le 7 décembre 1972, les directeurs des principales compagnies d’assurance-vie se retrouvent dans un hôtel zurichois. L’occasion pour eux de célébrer cette victoire, de se satisfaire de leurs alliances fructueuses avec des milieux bancaires et patronaux, et de poser les jalons d’une LPP taillée sur mesure pour leurs intérêts.

Le procès-verbal (protokoll) de cette réunion permet d’observer les stratégies qu’ils adopteront pour atteindre cet objectif. En 2002, l’étonnement fut de mise quand 20 milliards de francs d’excédants du deuxième pilier disparaissent des radars. Pour Pietro Boschetti : « La LPP est l’exemple de lobbyisme le plus spectaculaire du 20ème siècle. Des assureurs-vie – des entreprises privées, donc – imposent quasi totalement leurs désirs en fonction d’un marché qui va se développer, celui de la Prévoyance professionnelle, que la LPP devra cadrer en fonction de leurs intérêts ».

Gauche gouvernementale bernée

Nous lui posons alors la question qui fâche : comment le Parti socialiste et les syndicats, à l’époque majoritairement favorables au projet des assureurs, ont-ils bien pu se laisser avoir de la sorte ? « Le contexte de l’époque est particulier. Face à la montée réactionnaire des années 1930, on assiste à un appel large à l’unité nationale. Dans le même temps, de grandes questions stratégiques se posent pour le Parti socialiste et les syndicats. Ils sont en somme en train d’abandonner la lutte des classes, cette confrontation irréconciliable entre la bourgeoisie et la classe ouvrière, pour aller vers la voie d’une certaine conciliation, celle du partenariat social. Après la Seconde Guerre mondiale, cette politique s’accentue, et le PS tente d’occuper tous les postes possibles dans les instances démocratiques fédérales et cantonales.

Pour les syndicats, l’objectif est de renforcer les structures de participation sociale. Dans ce cadre, les assureurs comprennent qu’il est possible de convaincre le PS et une partie des syndicats du bien-fondé de leur solution pour la prévoyance. La concession à faire était double, mais pas douloureuse : que le deuxième pilier devienne obligatoire et qu’on instaure une gestion paritaire dans les fondations des caisses de pension, avec une représentation patronale et ouvrière égale.

Les syndicats de ladite « aristocratie ouvrière », représentant les travailleurs davantage masculins et qualifiés, préfèrent ce modèle au développement d’une assurance fédérale, c’est le fond de l’affaire. Dans le film, l’historien Pierre Eichenberger le dit bien : « Le problème, ce n’est pas que les syndicats étaient faibles, mais qu’ils étaient d’accord avec le patronat. » Un patronat bien précis : celui de l’industrie des machines. On ignore les femmes, le personnel peu ou pas qualifié, les étrangers, qui ne représentent « rien » sur le plan politique. Ces préjugés sont bel et bien présents, y compris dans les rangs de la gauche et encore plus des syndicats », lance-t-il.

Avant d’ajouter : « Des aspects d’ordre conjoncturel vont également rendre difficile un soutien de la gauche gouvernementale et des syndicats, fortement adeptes de la collaboration avec les patrons, à l’initiative du PST. En cette époque d’anticommunisme virulent, il n’est pas possible de soutenir une initiative communiste. Dès les années 1960, les directions syndicales et l’aile droite du PS, majoritaire, adhèrent donc au projet des trois piliers. Il faut dire que nous sommes dans les Trente Glorieuses, avec des taux de croissance de l’ordre de 5-6 % sur près de trois décennies, et il est plus facile de financer une politique redistributive. Les salaires augmentent, c’est le boom de la société de consommation, tout cela est très bon pour les affaires. C’est aussi l’âge d’or de l’AVS : de la cinquième à la huitième révisions, les rentes sont plus que doublées en terme nominal. Ce ne sera plus jamais le cas. Cette même aile droite du PS se dit qu’il serait peut-être possible d’assister à un pareil âge d’or de la LPP. C’était sans compter le fait que d’un côté, le système par répartition se consolide rapidement, tandis que de l’autre, le système par capitalisation suppose quarante ans de cotisations pour atteindre sa pleine maturité. Il y a également beaucoup d’illusions sur la représentation paritaire dans les conseils de gestion des caisses. Une partie de la gauche et des responsables syndicaux pensent pouvoir « décider des investissements ». Évidemment, aucun patron n’acceptera ça. »

Coup d’État du Conseil des États

La séquence historique qui suit la votation, notamment marquée par la récession de 1975, modifie le rapport de forces qui avait jusqu’alors permis au PS d’obtenir des promesses satisfaisantes sur la loi à venir. En 1977, quand le débat parlementaire sur la LPP a lieu, le projet qu’on a fait miroiter à la population en 1972 date désormais de « l’avant-crise ». Si ce projet est accepté par le Conseil national, la commission du Conseil des Etats va totalement remanier le texte, abandonnant notamment le principe de la primauté des prestations.

P.Boschetti conclut : « C’est la Bérézina. Les mêmes experts qui garantissaient quelques années auparavant que la loi tenait économiquement affirment désormais le contraire. Le rapport de forces a parlé. Désormais, est inscrit dans le marbre de la Constitution la victoire totale de la solution des assureurs. Et la gauche n’est même pas capable de s’exprimer de manière critique. Il faudra attendre presque 30 ans pour que syndicats et gauche gouvernementale puissent retrouver un discours critique. »

1 Un documentaire à voir : https ://urlz.fr/jSxq

Voix Populaire n°9, 1er décembre 2022

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