Du gaz sale financé depuis la Suisse

Plusieurs délégué·es autochtones ont averti en Suisse des désastres pour le climat, l’environnement et les communautés de gazoducs financés par des banques helvétiques.
Les opposant·es aux gazoducs texans ont remporté une première manche devant un tribunal texan.

Alors que le secrétaire général de l’ONU, Antonio Guterrez, vient de déclarer à la COP27 que l’inaction face à la crise climatique s’apparente à un «suicide collectif», les banques helvétiques continuent à investir massivement dans les hydrocarbures. Y compris dans des projets les plus contestés issus du fracking, une technique d’extraction particulièrement nocive pour le climat et l’environnement. En Suisse, la semaine dernière, des délégué·es autochtones ont pris leur bâton de pèlerin pour dénoncer deux gazoducs financés indirectement par plusieurs grandes institutions financières helvétiques, dont la Banque nationale suisse (BNS) (lire-ci-dessous).

Au Texas, le peuple amérindien Carrizo comecrudo et plusieurs communautés sont menacées par deux pipelines de ce type et plusieurs usines de transformation du gaz issu du fracking dans la région de Brownsville: «Notre vallée est l’une des dernières zones côtières préservées de ravages pétroliers au Texas. Ce projet, situé entre deux sites naturels, polluerait les marais environnants et les refuges de la vie sauvage, mettant en danger des espèces menacées comme les ocelots et les faucons aplomado. Il détruirait les derniers sites sacrés et archéologiques de notre peuple», a assuré au Courrier Christopher Basaldu, membre de la nation amérindienne.

Infrastructures critiques

Partant, de nombreuses petites localités environnantes se sont opposées au projet, craignant tant la pollution de l’air et de l’eau que les conséquences sur la santé des populations, mais aussi sur la pêche et le tourisme. Le peuple Carrizo comecrudo n’a pas été consulté par les autorités locales, en violation du droit international, et les études d’impact environnementales ont été bâclées.

Pas question, pourtant, pour eux, de manifester près des sites sensibles, indique Christopher Basaldu: «Au Texas, les installations pétrolières et gazières ont été classées ‘infrastructures critiques’. Une nouvelle loi interdit de s’en approcher. Nous risquons la prison et d’être malmené·s par la police», explique le militant. Trente et un·e activistes de Greenpeace avaient été inculpé·es en 2019 pour avoir participé à une action sur un pont de Houston en 2019 et ils risquaient jusqu’à deux ans d’emprisonnement. L’organisation avait finalement dû s’acquitter d’une amende de 60 000 dollars pour tirer ses membres de ce mauvais pas. A Brownsville, les opposant·es se sont donc contenté·es de quelques réunions publiques et d’un recours en justice, ce qui leur a permis de remporter une première manche: un tribunal local a demandé à la Commission fédérale de régulation de l’énergie de réévaluer plus soigneusement les impacts sur l’environnement et le climat de ce projet. Les riverain·es sont actuellement suspendu·es à ses lèvres.

«Racisme environnemental»

Les opposant·es ont aussi réussi à obtenir le retrait de la banque BNP Paribas du financement de ces infrastructures. La municipalité de Cork, en Irlande, a également renoncé dans la foulée à importer du gaz issu de la transformation à Brownsville. Le hub qui y est prévu est en effet destiné à liquéfier du gaz issu d’extraction par fracking opéré à quelque 220 kilomètres plus au nord en vue de son exportation par bateaux. Des projets qui ont le vent en poupe aux Etats-Unis, dynamisés par la guerre en Ukraine et la crise du gaz russe.

La ville de Brownsville, qui est prise en étau entre le gigantesque mur de séparation avec le Mexique à ses portes, la rampe de lancement des fusées de voyage spatial de l’entreprise Space X du milliardaire Elon Musk et les projets gaziers est principalement peuplée de populations hispaniques: «Nonante-cinq pourcent des habitants sont latinxs, noirs ou autochtones. La situation actuelle s’apparente à du racisme environnemental», insiste Christopher Basaldu, qui assure que les citoyens seraient traités avec d’avantage d’égard s’ils étaient blancs.

A quelques milliers de kilomètres plus au sud, dans l’Etat de Puebla au centre du Mexique, ce sont les peuples Nahuas, Otomis et Totonacos qui se sont retrouvés dans la tourmente gazière. Un autre pipeline était envisagé en partenariat avec la firme canadienne Transcanada pour relier les localités de Tula et Tuxpan, sans prendre en compte le bien être et les droits de populations locales.

«Non seulement nous n’avons pas été consulté·es, mais les conséquences d’un tel projet pour nous allaient être catastrophiques: populations déplacées, champs et sources d’eau contaminées, sites sacrés détruits, etc.», rappelle Oliveria Montès Lazcano, coordinatrice de l’Institut national des peuples originaires en défense du territoire de Puebla et d’Hidalgo, qui était déjà venue en 2018 à Genève manifester devant Credit Suisse.

Depuis, grâce à l’importante mobilisation des communautés de la région, en dépit des menaces de morts reçues, le tracé du gazoduc a été modifié: «Nous avions peu à peu informé les habitants en nous rendant dans tous les villages où nous avons organisé des rencontres publiques. Grâce à la forte opposition des populations et le dépôt de cinq plaintes devant la justice, nous avons d’abord obtenu une suspension du projet», raconte la représentante autochtone. Puis, en 2020, le nouveau président progressiste, Andrès Manuel Obrador, a annoncé que le pipeline devra être dévié vers un parcours plus sûr.

Demi-victoire

Pour Oliveria Montes, c’est une demi-victoire seulement, puisque les militant·es visaient une annulation pure et simple du projet, notamment en raison de l’impact de ce type d’installations, transportant du gaz issu du fracking, sur l’environnement et le climat: «Les multinationales ont un pouvoir gigantesque. Le gouvernement antérieur, dans le cadre de sa ‘réforme énergétique’ avait passé des accords avec plusieurs d’entre elles. Les dénoncer, c’est s’exposer à des amendes astronomiques que l’État ne pourrait honorer», explique-t-elle.

Pourtant, la planète ne supportera pas très longtemps encore un tel traitement: «Nous sommes en train de détruire notre maison. Comment pouvons-nous enseigner à nos enfants à en prendre soin si nous continuons à la détruire? Le capitalisme nous conduit à nous comporter seulement en tant qu’individus alors que nous ne pourrons vivre qu’en préservant le bien commun.»

Banques helvétiques en première ligne

Plusieurs institutions helvétiques d’importance systémique financent les gazoducs contestés prévus au Texas et au Mexique. D’après l’ONG bâloise Data Catering et la base de données financières Refinitiv, la Banque nationale suisse (BNS), Credit Suisse, UBS et le groupe Pictet apportent chacun plusieurs dizaines de millions de dollars à ces opérations. La BNS détiendrait 383 milliards d’actions de la société Enbridge, maître d’œuvre des pipelines Rio Bravo et Valley Crossing au Texas, et 227 millions de dollars dans TC Energy, responsable du gazoduc Tuxpan-Tula1. Credit Suisse investirait, lui, 160 millions de dollars dans Enbridge, et 40 millions dans TC Energy.

Contactés par Le Courrier, les quatre établissements concernés ne répondent pas précisément à nos questions et ne confirment pas les montants en jeu. La BNS déclare: «Dans le cadre de sa politique de placement, la Banque nationale tient compte des normes et valeurs fondamentales de la Suisse. Elle s’abstient donc d’acheter des actions ou des obligations d’entreprises dont les produits ou les processus de production transgressent de manière flagrante des valeurs largement reconnues par la société». Alors que la BNS a décidé de retirer (partiellement) ses investissements du secteur du charbon, elle ne répond pas à notre question sur la compatibilité entre la technologie très contestée du fracking et les «valeurs fondamentales de la Suisse». Interpellés en avril par une pétition de plusieurs ONG suisses, qui demande plus radicalement que la BNS se défasse de toutes ses actions dans des entreprises actives dans les énergies fossiles2, certains cantons, parmi les principaux actionnaires de la banque, ont réclamé des comptes à la BNS. Le Conseil fédéral a avalisé pour sa part, fin octobre, la politique actuelle de la BNS en matière de financement des hydrocarbures, en estimant que sa priorité est d’assurer la stabilité des prix3.

Credit Suisse répond quant à lui qu’il s’est engagé à «adopter une approche responsable des affaires et effectue un contrôle préalable des activités de ses clients». «Nous sommes engagés à réduire les émissions financées dans le secteur du pétrole, du gaz et du charbon. En 2021, par rapport à la base de référence de 2020, nous avons enregistré une réduction préliminaire des émissions financées de 41%.» UBS déclare de son côté qu’elle détient un «certain nombre de positions pour le compte de clients dans un grand nombre d’entreprises actives dans le monde entier dans lesquelles elle n’a cependant pas d’intérêt stratégique». Pour le reste, il ne fait «aucun commentaire sur les relations avec ses clients». CKR

Le Courrier, 10 novembre 2022, Christophe Koessler

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