Moins culpabiliser la population et investir dans la santé publique

Conseiller national et président de l’Union syndicale suisse, Pierre-Yves Maillard reste critique sur la logique du confinement dans la gestion de la pandémie. Pour l’ancien ministre de la Santé du canton de Vaud, l’engorgement des hôpitaux et le ras-le-bol du personnel sont les conséquences d’une politique de la santé au rabais. Démonstration, chiffres à l’appui.

Des hôpitaux saturés qui appellent à l’aide, un personnel au bord de la crise de nerfs, comment notre pays si riche a-t-il pu se laisser déborder à ce point?
Pierre-Yves Maillard: Cette crise doit interpeller sur l’évolution structurelle de notre système de santé. En Suisse, en 2000, avec 7,2 millions d’habitants et 1,3 million de séjours hospitaliers par année, le pays disposait de 45 500 lits de soins aigus. Environ vingt ans plus tard, pour 8,5 millions d’habitants et 1,45 million d’hospitalisations annuelles, nous disposons de 38 000 lits. Soit une perte de capacité d’environ 30% par rapport à la population et à l’activité. Ce resserrement des ressources a été encore bien plus dur dans le reste de l’Europe et il explique pourquoi, au moindre événement particulier, le système arrive à saturation. On peut bien agiter comme un épouvantail le spectre de la Lombardie, ce printemps, mais pour l’éviter durablement, il faut aussi aborder cette réalité.

Il faut bien admettre que cette pandémie ne se résume pas à un «moindre événement particulier», comme vous la qualifiez…
A ce jour, les deux vagues de Covid-19 ont engendré environ 10 000 hospitalisations en Suisse, soit 0,7% des hospitalisations annuelles. Je rappelle que, chaque année, 1,5 million de personnes sont hospitalisées, 4000 par jour, toutes pathologies confondues. Bien sûr, ces hospitalisations se sont concentrées sur une courte période et dans certaines régions. Malgré cela, face au risque d’une accélération rapide de l’épidémie, le fait d’avoir davantage de réserves de capacité permettrait de prendre des mesures plus proportionnées et de leur laisser le temps de produire leurs effets avant d’en prendre d’autres.

D’où vient le problème, alors?
Le financement à l’activité, qui oblige soit à remplir les lits, soit à les fermer, s’est imposé comme le seul principe. Rien ne finance les réserves de capacité. Cela impose aux hôpitaux de travailler constamment en flux tendu pour équilibrer leur trésorerie. On établit les budgets sur la base d’un taux d’occupation des lits de 85 à 90%. Ce qui laisse une marge d’environ 10% pour les périodes d’urgence sanitaire comme celle que nous connaissons aujourd’hui. Du coup, dans une région où les hospitalisations explosent, les établissements arrivent très vite à saturation, bien que celle-ci m’interpelle.

Ce qui met les gens à genoux, c’est l’imprévisibilité.

C’est-à-dire?
Si certains hôpitaux ont atteint la limite de leur capacité, en soins intensifs en particulier, globalement, ce n’est pas encore le cas. Au printemps, notre pays est monté à 1500 lits de soins intensifs au plus fort de la crise. Aujourd’hui, on est redescendu à 1000. C’est dire que les cantons ont encore de la marge pour contraindre leurs établissements à augmenter leur capacité si nécessaire.

Il reste qu’augmenter le nombre global de lits équivaudrait à devoir payer un équipement surdimensionné et un personnel qui s’avérerait pléthorique en période normale…
Ce virus, comme d’autres, mettra régulièrement à l’épreuve nos dispositifs de santé. Pour anticiper l’assouplissement des mesures qui devra arriver, il faut donc préparer des capacités et des infrastructures de réserve, des pools de soignants capables de venir en renfort. On met chaque année 4 milliards dans une armée qui attend en vain un ennemi depuis bientôt cent ans, on peut en mettre un pour consolider les soins de la population, non? Ces renforts sont aussi nécessaires en EMS pour remplacer le personnel malade ou en quarantaine. Et il faut des équipes mobiles capables d’apporter des soins plus techniques en EMS ou dans le cadre des soins à domicile, avec l’appui de la médecine de premier recours. Pour que ces mesures soient prises rapidement, les dispositifs de santé publique ont besoin d’une garantie de déficit, au moins pour 2020 et 2021.

Au cours de vos quinze ans à la tête du Département de la santé, vous n’avez pas toujours défendu cette politique?
Personne ne pouvait complètement s’extraire des principes de financement à l’activité et des rationalisations voulues par le législateur fédéral. Certaines étaient d’ailleurs justifiées. Mais, malgré de grosses pressions, je me suis toujours battu pour conserver ce qu’on appelle les prestations d’intérêt général. Des subventions qui permettent de combler les déficits des hôpitaux. Et le CHUV est resté un service de l’État qui peut ainsi réagir très vite aux impératifs de santé publique.

Pour ne rien arranger, le personnel hospitalier est à bout…
C’est vrai. Celui des soins intensifs et de la première ligne de soins en particulier. Le problème n’est pas propre au covid. Chaque hiver, au pic de la grippe saisonnière, les soignants sont rapidement dans le rouge à cause de ce flux tendu dont nous avons parlé. Je citerais également l’hyper-spécialisation hospitalière, qui rend le système peu flexible en réduisant les échanges entre les différents services. Dès lors, la charge pèse toujours sur les mêmes.

Une surcharge qui se traduit par l’explosion du nombre d’heures supplémentaires, par exemple…
Ce qui met les gens à genoux, c’est l’imprévisibilité des jours et des nuits de mobilisation. Du coup, les soignantes et soignants, dont beaucoup ont une famille, n’ont plus le temps de repos suffisant.

Malgré tout, il semble que se profile l’obligation pour certains établissements de trier les patients qui seront soignés ou pas. Une honte, non?
A mon avis, trier n’est pas le bon terme, et cette façon triviale de présenter les choses biaise la réalité. Cette crise rend plus aigus les dilemmes éthiques liés aux limites de la médecine. Dans ce sens, l’écoute et la transparence sont centrales, car un malade ou des proches bien informés choisissent rarement l’acharnement thérapeutique. La pesée d’intérêts entre le traitement, l’âge, les antécédents du patient ainsi que ses chances de survie et les conditions de cette survie se fait au quotidien depuis longtemps, cela quelle que soit la pathologie. Comme les transferts de patients d’un hôpital à l’autre, d’ailleurs, y compris en hélicoptère…

Lors de notre dernier entretien, en mai, vous étiez plutôt critique par rapport à la manière dont était gérée la crise. Cinq mois plus tard, les mesures imposées pour tenter d’infléchir la courbe des contaminations sont-elles plus convaincantes à vos yeux?
Nos autorités ont une tâche difficile et font beaucoup de choses justes, mais la stratégie globale continue de passer par la pression sur le comportement de la population. Au printemps, on pouvait justifier les restrictions en invoquant le principe de précaution. Depuis, on voit que les confinements n’offrent que des répits de courte durée pour des dégâts immenses. Quant à la généralisation du masque, force est de constater que ses effets sont médiocres.

Vous y allez fort…
Pour imposer le masque tout le jour à un enfant ou le rendre obligatoire en ville, il faudrait des preuves d’efficacité qui manquent cruellement. Idem quand on met en deux jours des dizaines de milliers de personnes au chômage. A chaque dégradation de la situation, il n’est pas indispensable de fermer quelque chose et de sermonner les gens. Après huit mois de pandémie, quand un hôpital n’a pas reçu les moyens de renforcer rapidement ses soins intensifs, on n’est pas obligé d’engueuler ceux qui ont fait la bénichon ou organisent un barbecue. Ce virus est une épreuve, il est dangereux pour une partie de la population. Donc il faut être prudent et chacun sait ce qu’il doit faire. L’État peut encore mieux contrôler les concepts de sécurité dans le monde du travail et rappeler les consignes régulièrement. Mais cette maladie est contagieuse et même les plus vertueux peuvent l’attraper.

N’est-ce pas un peu ce qui se passe aujourd’hui?
Pour les mois qui viennent, il faudra un plan sanitaire puissant. On ne pourra plus se concentrer sur les restrictions d’activité, ou alors avec un autre accompagnement social. Quand nos experts – qui, eux, sont bien payés – continuent de pousser au lockdown, ils devraient proposer quelque chose pour les centaines de milliers de personnes, déjà mal payées, qui y perdront en moyenne au moins 1000 francs par mois. Aucune autorité ne devrait oser interdire le travail sans garantir un remplacement à 100% de ces revenus. Ou alors il ne faut pas venir nous parler de gestion solidaire de la crise. Seul le Conseil d’État vaudois a fait un pas dans ce sens. Tous les autres s’en foutent.

Comment faire pour bien faire, en somme?
Ce virus circulera plus ou moins vite, partout, encore longtemps. La réforme du système de soins, pour pouvoir bien soigner ceux qui en auront besoin, devrait aussi occuper les autorités et les médias.

L’Illustré, 15 novembre 2020, Christian Rappaz

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