RailFit : ou comment les CFF exploitent les travailleurs

Sous le nom de RailFit20/30, la direction et le conseil d’administration des Chemins de fer fédéraux (CFF) sont en train de faire avaler une énorme couleuvre à leurs employé-e-s. A l’horizon 2020, ils ont prévu de réduire les coûts de fonctionnement de 1,2 milliards de francs par rapport à 2014. Plus de 500 millions seront économisés sur les salaires.

Cela se fera par la suppression de 1200 emplois (1400 postes de travail vont disparaître, mais 200 seront créés pour répondre à l’augmentation du trafic) ; par la disparition de certaines prestations dont bénéficiaient le personnel et les retraité-e-s ; par l’augmentation des cotisations sociales à la charge des travailleurs, etc.

Les dirigeants des CFF prétendent que ces sacrifices sont nécessaires pour conserver des tarifs abordables. Ainsi, ils veulent mettre dos à dos les travailleurs – prétendument privilégiés – et la clientèle, en faisant croire que celles et ceux qui voudraient défendre leur emploi, leur salaire et leurs conditions de travail se serviraient directement dans les poche des usagers… En réalité, ce n’est pas comme ça que ça se passe. Cette attaque en règle contre un service public se fait au détriment des utilisateurs aussi bien que des salarié-e-s. D’abord, les sacrifices imposés au personnel n’empêchent pas les hausses de prix des billets et des abonnements. Ensuite, le stress et la surcharge de travail provoqués par la réduction des postes péjorent la qualité des prestations (pannes, retards, accidents…).

En octobre 2016 déjà, 120 postes de chefs de la circulation des trains, responsables du trafic ferroviaire, ont été menacés, dont 50 effectivement supprimés. La direction justifie cette réduction de l’effectif par la modernisation de l’infrastructure et par la mise en place de nouvelles méthodes de travail. Dans les faits, une charge de travail supplémentaire vient s’ajouter au stress déjà quotidien de ces employé-e-s assurant des taches primordiales pour la sécurité ferroviaire et cela, sans même parler du nombre croissant de trains circulant chaque année qui amènent naturellement un lot de travail en plus.

RailFit20/30 s’intègre dans la politique européenne des transports qui vise ouvrir le secteur à la concurrence, en vue de renforcer sa productivité et sa rentabilité. Au niveau ferroviaire, nous avons en Suisse un système hybride : le principe de la concurrence est accepté pour le trafic fret (marchandises), mais encore peu pour les voyageurs (certaines compagnies régionales comme BLS réclament de pouvoir exploiter des lignes ferroviaires longue distance jusqu’ici réservées aux CFF). La situation présente n’empêche pas le développement d’une véritable surenchère dans l’exploitation du personnel dont l’impulsion provient de la tête de l’État.

Depuis 1999, les CFF sont une société anonyme et les employé-e-s ne sont plus des fonctionnaires, mais la Confédération helvétique est le seul actionnaire de cette société. L’influence du pouvoir politique se fait au travers d’un contrat quadriennal avec la fixation d’objectifs stratégiques précis ; l’imposition d’une contrainte financière drastique ; l’accroissement permanent des exigences en termes de résultats à atteindre.*

Une des tactiques pour garantir ces résultats est l’externalisation grandissante de certains services à des prestataires privés. Pour ne citer que quelques exemples : le nombre d’employés CFF sur les divers chantiers ferroviaires ne représente qu’un faible pourcentage du total des ouvriers présents ; le service informatique des CFF a été délégué en grand partie à Swisscom et les services de nettoyage – que ce soit à l’intérieur des trains ou dans les bureaux – sont faits par une société privée. Récemment encore, on a appris une nouvelle mesure de RailFit, celle d’externaliser les services médicaux des CFF à l’assurance Helsana. Sur la quarantaine d’emploi du service médical seul cinq postes seront conservés. Les 35 autres personnes devront choisir : être réorientées à l’interne dans les CFF (potentiellement dans des services diamétralement opposés à leur ancien poste) ou de se faire engager par Helsana.

Les CFF sont désormais une entreprise qui fait des bénéfices et l’une des compagnies ferroviaires les plus productives d’Europe. Ainsi, l’exigence qui est faite au personnel de faire encore plus et mieux avec moins est un signe politique qui s’adresse à toute la société : la mobilité qui permet la circulation des personnes et des marchandises – et qui est toujours plus nécessaire au capitalisme – doit être favorisée coûte que coûte, même si c’est au détriment de celles et ceux qui la rendent possible. On veut bien investir des milliards pour développer des infrastructures ferroviaires et plus encore pour les infrastructures routières (avec l’aval du « peuple » suite à l’acceptation le 12 février 2017 de l’arrêté fédéral sur la création d’un fond pour les routes nationale et pour le trafic d’agglomération), mais on ne versera pas un kopek pour alléger la tâche des travailleurs des transports. Au contraire, on les pressera comme des citrons pour réduire les coûts.

Au CFF, le Syndicat du personnel des transports (SEV) tente de freiner les « réformes » avec la mollesse caractéristique des syndicats suisses, engourdis depuis des lustres par la paix du travail. Il est assez piquant de suivre les raisonnements et les actions de ses dirigeants. En 2015, dès que les projets d’économies et de réduction d’emplois ont été connus, le syndicat a déclaré qu’il était urgent… d’attendre ! Attendre, et ne pas appeler à des protestations ou autres mesures de lutte avant de connaître les résultats de l’analyse de la société de conseils McKinsey, qui pourtant avait déjà – aux dires du SEV – laissé d’amères souvenirs aux cheminots lors d’un précédent démantèlement. Attendre aussi les négociations de la convention collective de travail (CCT) qui débuteront en 2018.

Début 2016, le SEV lance une pétition contre RailFit, qui recueille environ 3000 signatures, soit moins de 10% des effectifs. Les revendications de cette pétition sont peu précises : elle réclame la création des emplois nécessaires à la sécurité et au développement du réseau ferroviaire (on n’avance aucun chiffre !) ; que la maintenance des véhicules se fasse sur le territoire suisse et de renoncer à la sous-traitance, mais surtout elle témoigne d’une mentalité conciliatrice, attachée à des temps mythiques où l’entreprise aurait été une grande famille, en se demandant : « Comment résister à la démotivation (…) ? Comment dissuader nos collègues les plus aigris de penser que les membres de la direction ne sont rien d’autre que des technocrates sans empathie aucune (…), jamais sur le terrain à nos côtés ? » Autant dire : chers directeurs, aimez-nous !

Avec leur habitude de négocier sans réel rapport de force, les dirigeants syndicaux essaient de faire croire au personnel que les acquis – ou du moins certains d’entre eux – sont gravés dans le marbre. Giorgio Tuti, le président du SEV déclare par exemple : « Nous avons la fameuse protection contre le licenciement, le « contrat social », (…) il s’agit d’une garantie des places de travail. Même si nous avons permis un léger assouplissement avec la nouvelle CCT. »

En effet, le licenciement pur et simple se produit rarement aux CFF. Les personnes concernées se font « réorienter professionnellement pour perte de poste, en raison de projets de réorganisation et de rationalisation ». L’application concrète de cette phrase se traduit parfois par la relocalisation de services entiers à l’autre bout de la Suisse, comme par exemple les différents services juridiques qui ont tous été regroupés et « rationalisés » récemment à Lucerne. Les personnes ne désirant pas déménager ont deux ans au maximum pour se faire replacer à l’interne des CFF. Passé ce délai, ou si elles refusent « trop » de nouveaux postes, elles seront mises à la porte. Précisons que la « réorientation » ne s’applique pas à tout le monde : les personnes qui ont 58 ans et plus ou celles qui ont moins de quatre ans d’ancienneté aux CFF n’y ont pas droit. Les nouvelles générations de travailleurs ayant tendance à changer d’emploi beaucoup plus souvent qu’autrefois et l’âge de la retraite étant toujours plus tardif, cette protection relative contre les licenciements ne concerne en réalité qu’une partie toujours plus maigre du personnel des CFF.

Les dirigeants syndicaux ont-ils pris la mesure de la menace de RailFit ? Rien n’est moins sûr. Dans un communiqué de presse**, ils affirment que les suppressions de postes et la dégradation des conditions de travail n’entament pas le calme du SEV, car les négociations n’auront lieu qu’en 2018 et : « Comme d’habitude, nous prendront connaissance des revendications de démantèlement des CFF (…) et comme à d’autres reprises nous ferons en sorte qu’elles soient rejetées. »

Un tel optimisme, cela s’appelle vendre la peau de l’ours avant de l’avoir tué. D’autant que les « victoires » syndicales dont s’enorgueillissent les permanents du SEV ne sont pas si éclatantes que ça. Voyons ce qui s’est passé récemment avec le « risque invalidité » de la LPP. En plus de rendre l’accès à cette rente plus difficile, la direction des CFF prétendait, dès janvier 2017, mettre à la charge des salarié-e-s la moitié de la prime qui était payée jusqu’ici par l’employeur. Il en aurait résulté une baisse de 0,8 % des salaires. Finalement, après une manif de 300 personnes et plusieurs rounds de négociations, le SEV a obtenu que la part à la charge du personnel – et la baisse des salaires – ne soit que de 0,4%. Demi-victoire ou demi-défaite ? Si l’on en croit ce que disait un syndiqué, lors d’une assemblée organisée à ce propos, cette concession fait suite à bien d’autres : « Comment peuvent-ils exiger une diminution salariale alors que nous avons renoncé aux négociations salariales entre 2017 et 2020 et renoncé à un jour de vacances de 2016 à 2018 en échange des mesures de stabilisation de la caisse de pension ? ». La direction des CFF pratique ainsi la stratégie du saucissonnage, en réduisant petit à petit les prestations et les salaires, tout en permettant aux dirigeants syndicaux de ne pas perdre la face…

Les syndicats suisses ont l’habitude d’affirmer que ce serait pire s’ils n’existaient pas. Cela reste à démontrer. Même s’il lui arrive d’agiter la bannière de la grève, le SEV sert surtout de garant de la paix sociale. En publiant le nombre et les propos des participant-e-s à ses assemblées, ainsi que leurs photos (!), il offre à la direction de l’entreprise un thermomètre irremplaçable pour mesurer le climat qui règne à la base. S’ils-elles veulent être en mesure de résister aux attaques présentes et futures, les cheminot-e-s devraient commencer à réfléchir à leur propre stratégie.

Des cheminot-e-s et des transporté-e-s

Notes
* Voir Christian Desmaris, Une réforme du transport ferroviaire de voyageurs en Suisse : davantage de performances sans concurrence ? « Les Cahiers Scientifiques du Transport » n°65/2014.

** Communiqué de presse du 22.09.2016
http://sev-online.ch/fr/medien/medienmitteilung/2016/railfit-20-30-une-strategie-qui-deraille/

Laffranchi, 23 avril 2017

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