L’eau en tant que ressource: voilà un sujet qui fait peu de remous dans les luttes de pouvoir capitalistes actuelles. On aurait pourtant tort d’imaginer que les grandes vagues de privatisation néolibérales vont en s’apaisant.
Un gros dilemme existe en ce qui concerne l’eau et l’économie : faut-il facturer seulement l’utilisation des coûteuses infrastructures et laisser circuler gratuitement l’eau ? Ou faire payer le liquide lui-même comme une marchandise ? Si l’on faisait un micro-trottoir, personne ne saurait dire combien coûte réellement un litre ( ou une longue douche ).
L’eau est si bon marché qu’on peut la qualifier de grand facteur d’égalisation, puisqu’il suffit d’ouvrir un robinet pour en disposer. Riches ou pauvres, nous utilisons toutes et tous la même eau pour tirer la chasse, nous brosser les dents et faire des glaçons. Mais elle fait bien entendu l’objet d’une activité commerciale, ou elle en a en tout cas le potentiel.
Privatiser pour combler les déficits publics
Il en va de l’eau comme de tout autre ouvrage d’ingénierie à grande échelle : construire des infrastructures coûte cher. Qui peut se le permettre ? Dans le contexte économique actuel, presque uniquement des acteurs privés, à en croire Andrea Muehlebach. Cette spécialiste en sciences culturelles et professeure à l’Université de Brême étudie depuis longtemps l’activisme contre la privatisation de l’eau. Elle a écrit un livre très intéressant à ce sujet 1 . En fin de compte, la décision est politique : va-t-on investir les fonds publics nécessaires ou plutôt faire des économies ? Le secteur privé ne se fait pas prier pour intervenir quand la main manque de fermeté. Il établit souvent les conditions des accords. À Berlin, par exemple, il a pu se remplir les poches des années durant. Des voix se sont élevées et les services des eaux sont revenus en main publique. Selon Mme Muehlebach, céder une infrastructure de valeur permet de « combler incroyablement vite des trous dans les budgets ». Voilà pourquoi les politiques qui recherchent des succès à court terme raffolent des privatisations. L’eau, longtemps considérée en tant que bien commun explicitement non commercialisable, semble connaître depuis peu son heure de gloire économique. La tendance à la « financiariser » s’est renforcée au tournant du millénaire. On trouve désormais des instruments financiers complexes conçus sur mesure pour ce domaine, comme
des fonds de placement ou des produits structurés.
Peu d’investissements privés dans l’infrastructure
Voilà dix ans à peine, pourtant, l’ ONU considérait encore l’eau comme un droit de la personne, rappelle Andrea Muehlebach. Le ton a toutefois changé lors de la dernière conférence de l’organisation consacrée à l’eau, en 2023 : les actrices financières et acteurs financiers privé-e-s ont accouru, les partenariats public-privé ont fait partout la une. Au Brésil ( « un cas paradigmatique » ), la privatisation progresse à un rythme qui surprend les militantes et militants du cru. On peut s’étonner que les « mauvaises décisions financières » n’obéissent pas à un schéma basique droite/gauche : bien que l’ultradroitier Bolsonaro ait cédé la présidence du Brésil au politicien de gauche Lula il y a deux ans, la privatisation se poursuit.
Le contre-activisme s’est développé en parallèle. Les mouvements en faveur de l’eau – opposés à la logique de l’endettement permanent chère au secteur financier – invoquent une dette « transcendante » que les êtres humains ont toujours contractée vis-à -vis du précieux liquide, donc envers la vie elle-même. Doit-on dès lors considérer l’approvisionnement en eau comme un service public ? Ou s’agit-il d’un produit que l’on peut acheter et vendre au même titre que le café ou le mazout ?
Les deux options peuvent en principe s’avérer rentables, mais en réalité, en cas de privatisation, ce n’est possible qu’avec des pratiques déloyales. Le fait est que les entreprises privées n’ont jamais beaucoup investi dans les infrastructures. Le secteur public les a financées dans
tous les pays d’Europe et d’Amérique du Nord. Même en France, où les entreprises privées d’approvisionnement en eau existent depuis des lustres, celles-ci se sont peu préoccupées de l’extension des réseaux, que les communes ont dû payer elles-mêmes. Cela n’empêche nullement les prix de grimper : au Royaume-Uni, l’or bleu a davantage augmenté que l’inflation au cours des dix-sept années qui ont suivi sa privatisation, alors que les coûts d’exploitation étaient restés les mêmes. De toute évidence, quelqu’un a voulu se remplir les poches.
Une pression populaire fructueuse
La tendance est plutôt au recul ces dernières années, notamment en France, berceau des principales multinationales de l’eau (comme Suez et Veolia). De nombreuses collectivités y ont repris le contrôle de services privatisés, souvent sous la pression populaire. L’approvisionnement est aux mains du secteur public dans plus de 90 pour cent des 400 plus grandes villes du monde. Cette proportion est encore plus élevée dans les petites localités et les zones rurales. Cela dit, dans certains pays européens, la plupart des services des eaux sont devenus privés : en Angleterre, en Espagne, en République tchèque… et en France. Les Pays-Bas, en revanche, sont allés jusqu’à adopter en 2004 une loi interdisant à toute
entité non publique d’exploiter des services dans le domaine de l’eau. L’Italie a rejeté en 2011 une loi visant à faciliter sa privatisation, là encore sous la pression d’activistes.
Les vagues secouent en particulier l’Angleterre, en ce moment : l’affaire Thames Water – sans doute l’archétype du ratage en matière de privatisation de l’eau – préoccupe à la fois l’opinion publique, le Parlement et la justice. L’entreprise chargée d’approvisionner Londres en eau depuis 1989 affronte des problèmes financiers depuis des années. Ceux-ci se sont récemment aggravés en raison des fortes amendes infligées par les pouvoirs publics, pour différentes atteintes à l’environnement.
Thames Water serait bien en peine de faire autrement, vu le délabrement de son infrastructure. Un remboursement de la dette et une vente à vil prix à une holding hongkongaise sont en discussion. La responsable de campagne de l’ ONG « River Action » considère cette crise comme une occasion « de changer de cap et de ne pas répéter les erreurs du passé en vendant Thames Water à des spéculateurs étrangers en quête d’une bonne affaire ».
La crise climatique attise la spéculation
Les requins de la finance ont le chic pour flairer les bonnes affaires. Ainsi, dans une sorte de fièvre spéculative, des banques, caisses de pension, groupes d’investissement et fonds en actions rachètent des parts considérables de services publics de distribution d’eau, en particulier dans des pays émergents et en développement. La crise climatique joue en leur faveur, hélas, car les pénuries profitent aux marchés. La banque d’investissement Goldman Sachs prédit que l’eau sera bientôt un meilleur placement que le cuivre, les produits agricoles et les terres rares. La politique d’austérité rigoureuse imposée aux pays touchés par la crise facilite cette « ruée vers l’eau » mondiale. La Banque mondiale, le FMI
et les multinationales œuvrent sans complexe en faveur de la privatisation dans les pays en développement, suivant en cela le « consensus de Washington » des années 1980 et 1990. Celui-ci recommandait explicitement aux pays émergents en crise d’adopter des mesures en vue de promouvoir le libre marché.
L’histoire ne cesse de se répéter, relève Andrea Muehlebach. On se fie malgré l’évidence aux mêmes promesses d’efficacité et de concurrence (chose encore plus absurde dans le cas de l’eau, dont l’approvisionnement est forcément monopolistique ). « La politique évolue très vite, de nouvelles décideuses et de nouveaux décideurs se succèdent, rabâchant toujours les mêmes idées. » Il faut donc continuer à résister, encourage Mme Muehlebach. Et de conclure, optimiste : « Je pense que l’eau est l’un des sujets avec lesquels il est le plus facile de mobiliser politiquement.» •
1) A Vital Frontier : Water Insurgencies in Europe, Duke University Press, 2023, inédit en français.
Moneta 3, BAS, Roland Fischer — 2025
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