A l’heure où le dérèglement climatique s’emballe, les caisses de prévoyance continuent à investir massivement dans les énergies fossiles. Une coalition d’ONG et de syndicats appelle à mettre au pas ces acteurs clés de la place financière.
«Selon une étude de l’Office fédéral de l’environnement, les investissements fossiles des caisses de pension favorisent un réchauffement global de 4 à 6 degrés Celsius. De quoi porter un coup fatal aux glaciers en Suisse, comme ici celui du Rhône».
1100 milliards de francs. C’était, en 2023, le montant colossal des avoirs de retraite gérés par les caisses de pension helvétiques, qui forment le deuxième pilier du système de retraites helvétique (1). Censée garantir une retraite digne à toutes et tous, cette colossale masse de capital expose pourtant la population à une double menace. En continuant à financer massivement des entreprises exploitant les énergies fossiles, les caisses de pension contribuent en effet à accélérer le réchauffement climatique, tout en exposant les rentes à une possible chute de leur valeur. C’est le constat tiré par l’Alliance climatique, une coalition regroupant près de 150 ONG, organisations de défense de l’environnement et syndicats. Des pistes existent pourtant pour combiner la garantie de retraites dignes avec la préservation des objectifs climatiques.
Vers un réchauffement de 4°
«Chaque année, la place financière suisse met à disposition des milliards de francs pour des multinationales qui détruisent le climat et la biodiversité», résume Sandro Leuenberger, responsable «place financière et climat» au sein de l’Alliance climatique. Dans une étude pionnière publiée en 2015, l’Office fédéral de l’environnement (OFEV) estimait que ces investissements «favorisent un réchauffement global de 4 à 6 degrés Celsius» (2), et que la politique de placements des caisses de pension ne se démarque pas en la matière. En 2022, une étude du cabinet de consultants McKinsey confirmait ce constat en indiquant que les 8000 milliards de francs gérés en Suisse génèrent 14 à 18 fois plus de CO2 que l’ensemble des émissions produites sur le territoire national (3).
«Les caisses financent massivement des entreprises comme Exxon, Chevron, Total ou Shell» Sandro Leuenberger
La Suisse a pourtant ratifié l’Accord de Paris sur le climat, dont l’objectif est de limiter la hausse de la température à 1,5 °C par rapport à l’ère préindustrielle. La loi sur le climat et l’innovation (LCI), adoptée en juin 2023, précise que «la Confédération veille à ce que la place financière suisse apporte une contribution effective à un développement à faible émission capable de résister aux changements climatiques». Dans la même veine, le Conseil fédéral a affiché sa volonté de «consolider le rôle de la Suisse comme place financière durable de premier plan», soulignant que «les assurances et les institutions de prévoyance peuvent soutenir la transition vers une économie climatiquement neutre axée sur les objectifs internationaux en matière de diversité biologique et réduire ainsi les risques financiers» (4).
Des caisses loin du compte
Ce constat optimiste est partagé par l’Association suisse des institutions de prévoyance (ASIP). Les 900 membres de cette faîtière jouent «un rôle de pionnier au niveau international» en matière de durabilité, indique Fredy Greuter, responsable communication de l’ASIP. A l’appui de cette affirmation, il cite une étude réalisée par le cabinet PwC, selon laquelle 46% de tous les placements des institutions de prévoyance helvétiques sont couverts par un rapport de durabilité; 38% des caisses «indiquent une stratégie de décarbonisation comme objectif obligatoire dans la stratégie d’investissement»; et un nombre croissant d’entre elles «mentionnent des mesures de décarbonisation pour atteindre les objectifs de Paris, sans toutefois prendre d’engagement».
Dans une étude analysant plus de 90% des fonds gérés par les caisses de pension helvétiques, l’Alliance climatique dresse un état des lieux aux antipodes (5). Premier constat: une large part du secteur continue à refuser toute transparence à la société civile. Des centaines d’entités, gérant près de 20% du capital total de prévoyance, ne donnent ainsi aucune indication sur leurs placements. Parmi elles, 800 institutions de petite taille, mais aussi les fonds de prévoyance de géants comme UBS, Roche, Zurich Assurances, Geberit ou encore Sika. Deuxième enseignement clé: plus de 60% des caisses continuent à investir de manière «conventionnelle», en achetant les actions de sociétés cotées en bourse. Or ces investissements sont «nuisibles pour le climat, car ils incluent des entreprises très polluantes comme Exxon, Chevron, Saudi Aramco, Total, BP, Shell, ainsi que sociétés produisant de l’électricité à partir de charbon, de pétrole et de gaz fossile», explique Sandro Leuenberger.
1% de bons élèves
L’Alliance climatique identifie tout de même quelques «visionnaires»: les caisses qui ont renoncé à leurs investissements fossiles pour se concentrer sur les énergies renouvelables, les solutions écologiques – parcs solaires et éoliens, mobilité électrique, économie circulaire – et les projets favorisant la justice climatique: agroécologie, microfinance ou production d’électricité photovoltaïque décentralisée dans les pays du Sud global. «Ces caisses exercent aussi une influence efficace sur les producteurs d’électricité, les géants de l’automobile, du ciment ou de l’alimentation, pour qu’ils changent de modèle économique», ajoute Sandro Leuenberger.
Parmi ces premiers de classe, il cite la fondation collective Nest, qui gère l’épargne retraite de plus de 4000 entreprises en Suisse, ainsi que la fondation Abendrot, qui regroupe 1250 sociétés. Ces «bons élèves », dont les «solutions écologiques» sont pourtant dénoncées comme l’expression d’une «transition écologique néocoloniale» par de nombreux mouvements sociaux du Sud global6, restent l’exception: «Seul 1% des capitaux de prévoyance est placé dans des activités économiques ayant un impact positif sur la société, l’environnement et le climat», constate Sandro Leuenberger.
«Comme l’ensemble de la place financière suisse, les caisses de pension sont en retard en matière de décarbonation», confirme Eric Jondeau, professeur de finance au sein de la Faculté des HEC de l’Université de Lausanne. «En la matière, elles devraient donner la priorité à leur parc immobilier, en mettant les immeubles aux normes écologiques», souligne ce spécialiste en finance durable. Selon l’Office fédéral de la statistique, 22,5% du capital géré par les caisses était en effet placé dans l’immobilier en 2023, ce qui représente près d’un sixième de la surface louée en Suisse. Mais à nouveau, le constat est décevant. «Plus de 60% des avoirs immobiliers sont détenus par des caisses de pension qui ne disposent d’aucune stratégie publique de durabilité en la matière», constate l’Alliance climatique (7).
Les limites du laissez-faire
Comment expliquer une telle inertie? «Les caisses de pension délèguent souvent leurs placements en actions et obligations à des sociétés de gestion qui investissent selon les indices boursiers de référence, sans prendre en compte leur impact sur les émissions de CO2. Pour ce qui est de l’immobilier, les travaux de mise aux normes coûtent cher», explique Eric Jondeau.
Sandro Leuenberger pointe un autre facteur: «Le Conseil fédéral mise uniquement sur les activités volontaires de la place financière, ce qui n’est pas satisfaisant». Très actif sur la thématique, le conseiller national Vert Gerhard Andrey pointe le double discours en vigueur à Berne: «En 2020, les représentants de la place financière, accompagnés du ministre des Finances de l’époque, Ueli Maurer, avaient annoncé que la Suisse voulait être un leader international en matière de services financiers durables. Mais depuis, ils ont combattu avec succès toutes les tentatives de faire suivre cet objectif de mesures contraignantes.»
Besoin de contraintes
Pour l’Alliance climatique, l’heure est venue d’imposer des contraintes aux acteurs financiers. La coalition soutient ainsi l’initiative «pour une place financière durable», en cours de récolte de signatures. Porté par des élu·es de tous les partis, sauf l’UDC, le texte veut imposer des objectifs de décarbonation à tous les acteurs financiers. Il interdit en parallèle les nouveaux investissements dans les énergies fossiles. «Il est temps que la population se prononce sur la question», indique Gerhard Andrey, une des chevilles ouvrières de l’initiative.
Le processus menant à l’aboutissement d’une initiative populaire est cependant long et incertain, alors que le dérèglement climatique s’emballe. Que faire dans l’immédiat? A Fribourg, une campagne menée par le Syndicat des services publics (SSP) ouvre des perspectives intéressantes. En regroupant des salarié·es assuré·es à la Caisse de prévoyance de l’Etat de Fribourg (CPEF), le SSP a forcé cette dernière à faire preuve de transparence, tout en la poussant à réduire ses investissements dans le charbon. Matteo Ducrest, ancien responsable du groupe durabilité au sein du SSP, appelle de ses vœux la généralisation de ce type de campagnes, qui peuvent s’appuyer sur des leviers juridiques efficaces (lire ci-dessous).
Une proposition qui ne soulève pas l’enthousiasme de Gabriela Medici, responsable des caisses de pension à l’Union syndicale suisse (USS). Selon la permanente syndicale, les organisations membres de l’USS tentent de faire pression pour une gestion durable des avoirs de retraite, notamment via la fondation Ethos. Mais elles se heurtent souvent à un mur: «Nous avons un grave souci avec la gouvernance de la prévoyance professionnelle. La voix des salarié·es y est étouffée. Aujourd’hui, les caisses accumulent les réserves, mais n’en font pas profiter les assuré·es, tout en prétéritant le climat. Seul un cadre légal contraignant permettra de corriger le tir.» D’autres voix pointent l’incompatibilité entre la course à la rentabilité menée par les caisses de pension et la préservation du climat. Et plaident pour un changement en profondeur du système de retraites helvétiques (lire ci-dessous).
De la «bulle carbone» au «backlash» fossile
Les investissements dans les énergies fossiles représentent un risque pour la planète et l’humanité, mais aussi pour nos retraites, avertit l’Alliance climatique. Dans un rapport, elle détaille cette mécanique8. En substance, la multiplication des risques induits par le réchauffement global entraînera une perte de valeur inéluctable pour les entreprises très polluantes. Cette dévalorisation sera accentuée par la montée en puissance des énergies renouvelables – solaire, éolien, etc. «Ce processus est déjà en cours pour les sociétés basées sur le charbon et risque de s’étendre à l’industrie du pétrole et du gaz», annonce Sandro Leuenberger. Pour les assuré·es dont l’épargne retraite est investie massivement dans des titres à haut risque climatique, la baisse des rentes pourrait aller jusqu’à 32% – un véritable effondrement.
«Ce risque de transition est mis en avant depuis une dizaine d’années pour faire prendre conscience aux institutions financières qu’investir dans des secteurs non durables à long terme est un danger. Il reste d’actualité», confirme Eric Jondeau. Le professeur pointe cependant une évolution récente, encore plus préoccupante: «Il y a quelques années, les acteurs financiers admettaient que l’industrie du gaz et du pétrole étaient en fin de course, et qu’il était prudent d’en sortir progressivement. Mais à partir de 2022, puis avec le retour de Donald Trump à la présidence des États-Unis, cette option est repoussée. On assiste à une nouvelle ruée vers les fossiles dans de nombreuses régions».
Ce retournement est confirmé par Gabriela Medici: «Nous observons l’impact de ce backlash fossile au sein des comités de caisse de pension», regrette la secrétaire centrale de l’Union syndicale suisse. Le conseiller national Vert Gerhard Andrey fait un constat similaire: «Les fossiles continuent à rapporter artificiellement au détriment de la société civile, qui en subit déjà les conséquences avec des événements extrêmes comme les coulées de boue, les incendies de forêt ou les inondations. Ces phénomènes extrêmes vont encore s’accentuer et auront des répercussions massives pour nos descendants. Il est temps d’agir.» GZN
«Les fonds doivent respecter le droit»
Les leviers juridiques existent pour forcer les caisses de pension à sortir des énergies fossiles, affirme Gérard Genton. Membre du collectif des Avocat·es pour le climat, l’homme de loi assiste le SSP dans sa campagne face à la Caisse de prévoyance de l’État de Fribourg. «Comme toute entité remplissant une tâche publique, les fonds de prévoyance doivent respecter les droits fondamentaux», explique l’homme de loi. Et de citer notamment l’obligation de préserver la santé, prévue par la Convention européenne des droits de l’homme. «Selon l’Accord de Paris sur le climat, ratifié par la Suisse, au-delà de 1,5 degré de hausse de la température mondiale, le changement climatique représente un danger pour l’être humain et sa santé. Les entités publiques ont donc l’obligation de prendre des mesures pour l’éviter», souligne l’avocat. Cette injonction est concrétisée par la Loi sur le climat, qui stipule que la Confédération doit veiller à ce que la place financière prenne des mesures de «réduction de l’effet climatique».
Gérard Genton cite aussi l’article 71 de la Loi sur la prévoyance professionnelle, selon lequel les institutions de prévoyance doivent administrer leur fortune de manière à «garantir la sécurité des placements» – alors que les périls du changement climatique représentent un danger pour les rentes et les bases matérielles de la vie. GZN
Notes[−]
Notes ↑1 >Selon les données publiées par l’Office fédéral de la statistique.
↑2 >OFEV: Risque carbone pour la place financière suisse. Zurich/Vaduz, 29 septembre 2015.
↑3 >Mc Kinsey & Company: Klimastandort Schweiz. Juillet 2022.
↑4 >Rapport du Conseil fédéral: Finance durable en Suisse. 16 décembre 2022.
↑5 >Alliance climatique: Rapport climatique 2024 sur les placements mobiliers des caisses de pension. Mars 2024.
↑6 >Une transition écologique néocoloniale. Le Courrier, 18 mars 2024.
↑7 >Alliance climatique, avril 2025.
↑8 >Alliance climatique: Caisses de pension face au crash de l’économie fossile. Février 2021.
L’AVS au secours de la planète?
Guy Zurkinden, 2 juillet 2025
Basé sur la rentabilité des capitaux, le 2e pilier du système des retraites est-il compatible avec la préservation de l’environnement, ou faut-il le remplacer par une super-AVS? Débat.
Dans le deuxième pilier du système de retraites, chaque salarié·e couvert par la Loi sur la prévoyance professionnelle (LPP) constitue un capital de retraite individuel, géré par une caisse de pension. Constitué de ses cotisations et de celles de ses employeurs, ce capital, augmenté d’un intérêt, est reversé sous la forme de rente ou de capital à l’âge de la retraite. Dans ce système, les rendements financiers jouent un rôle important, souligne Danielle Axelroud, experte fiscale à la retraite, militante de la Grève féministe et spécialiste des questions de prévoyance: «Lors de l’entrée en vigueur de la LPP, en 1985, il était prévu que le rendement des capitaux finance un tiers de la rente. C’était le tiers cotisant.»
Est-il possible de concilier les objectifs de rentabilité propres au système de retraite par capitalisation avec la lutte contre le réchauffement climatique? Sandro Leuenberger en est convaincu: «Les caisses de pension qui renoncent aux énergies fossiles pour investir dans les secteurs porteurs d’avenir sont aussi rentables que les autres», argumente le responsable de l’Alliance climatique.
Eric Jondeau, professeur à la HEC, a participé à plusieurs études sur la question des «placements durables». S’il estime que la question de la profitabilité des investissements «verts» reste à trancher, le spécialiste observe que «de nombreux investisseurs privilégient les rendements plus élevés des énergies fossiles sans tenir compte des risques environnementaux et sociaux considérables qu’ils font porter à l’ensemble de la société.» Selon lui, cette contradiction exige un large débat de société sur la manière de concilier objectifs climatiques et garantie des retraites.
«Le système du 2e pilier a été construit pour profiter aux milieux financiers. Pas aux assurés, et encore moins à la planète» Danielle Axelroud
Danielle Axelroud a un avis plus tranché. «La LPP est fondée sur la croissance et le rendement. Ce n’est pas compatible avec la réduction des émissions de C02», souligne l’experte. «Le système du 2e pilier a été construit par les assureurs et les milieux financiers. Il n’a donc pas été conçu pour répondre aux besoins des assurés, et encore à ceux de la planète», ajoute la spécialiste en prévoyance, rappelant qu’une part importante des fonds capitalisés via la LPP disparaît chaque année dans les poches des gestionnaires des caisses, souvent de grandes sociétés d’assurance. Ce que confirme l’Union syndicale suisse (USS), selon laquelle l’industrie financière a gagné 67,6 milliards de francs en ponctionnant les avoirs de la prévoyance professionnelle au cours des dix dernières années.
Aux yeux de Danielle Axelroud, une solution existe pour concilier financement des rentes de retraite et lutte contre le dérèglement climatique: «Il faut renforcer le premier pilier du système de retraites, l’AVS, au détriment de la LPP.» Et d’expliquer: «Dans l’AVS, les cotisations des salarié·es sont réinjectées directement sous la forme de cotisations versées aux retraité·es. Cela évite d’avoir une montagne de capitaux à placer de manière rentable sur les marchés financiers.» En 2024, l’AVS disposait d’une fortune de 40 milliards de francs – soit bien loin des 1100 milliards de francs de la LPP. Et l’experte d’asséner un dernier argument: «L’AVS est une assurance sociale solidaire et redistributive. Contrairement à la LPP, qui défavorise les bas revenus.»
Le Courrier, 4 juillet 2025, Guy Zurkinden
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