Thomas Perroud, est professeur de droit public à Paris et l’auteur de Service public et commun. A la recherche du service public coopératif. Il renouvelle la réflexion sur les services publics en abordant la question de leur gouvernance et s’interroge sur la possibilité de les fournir sur une base démocratique et inclusive pour le bien commun.
Réinventons les services publics!
Dans un forum organisé à Paris par Silo, agora des pensées critiques, vous indiquiez que la construction européenne état marquée par un cadre de concurrence et de libéralisation. De son côté, le sociologue Christophe Laval a montré comment la construction européenne a été marquée dès l’origine par l’ordolibéralisme allemand, forme d’école néolibérale. Pourriez-vous nous rappeler cette trajectoire historique ?
Thomas Perroud Dès 1957, le droit de la concurrence occupe une place majeure du Traité de Rome. Dans les années 80, l’article 86 du Traité de constitution européenne va servir à imposer un nouveau rapport dans les services publics en allant vers leur libéralisation et s’éloignant de leur base générale monopolistique et publique, largement répandue, hormis quelques secteurs historiquement privés comme les services de l’eau en France. Dans sa thèse sur la mise en problème européen de l’entreprise publique (1957-1997), la polisiste Mélanie Vay a montré qu’il y a un double mouvement durant la période étudiée, l’un pour activer cet article et lui donner un effet direct et l’autre pour en faire la base de la libéralisation des services publics européens. Le péché européen est d’avoir finalement constitutionnalisé ce droit de la concurrence. On ne trouve cette inscription juridique dans aucun autre pays. Il est aberrant qu’il faille recourir à une interprétation de la Cour de justice pour être autorisé à mener des politiques industrielle par exemple.
Face à ces attaques, on doit constater que les services publics n’ont pas réussi à s’unir pour faire contre-poids. Cela s’explique sans doute par le fait que les modèles allemand (basé sur des Stadtwerke, soit des services municipaux) et français, centré sur des services nationaux extrêmement centralisés, sont si différents, qu’ils n’ont pu se regrouper de façon organisationnelle pour défendre un autre modèle que celui proposé de privatisations et d’ouverture à la concurrence. Les mobilisations des syndicats et des usagers pour lutter contre ce démantèlement se sont aussi cantonnées au niveau national plutôt qu’européen. Il n’y a pas eu de lobbying pour revendiquer autre chose. Aujourd’hui, l’Union européenne promeut un modèle des services publics, recevant des subventions publiques nationales, tout en se faisant concurrence, comme on peut le voir dans le secteur du rail. Et il est difficile de sortir de cette situation de concurrence non coopérative entre les services publics nationaux.
L’ouverture du marché postal et du rail est connue, quels sont les autres secteurs touchés par cette vague ?
Tous les secteurs sont concernés. Il faut aussi relever que si l’Union européenne a pu jouer le rôle de levier pour certaines privatisations, certaines étaient déjà bien engagées au niveau de l’État national. En France, on trouve un service de la santé dual, avec des hôpitaux publics et des cliniques privées, largement financées par l’État, permettant d’engranger des bénéfices faramineux pour les actionnaires. Ce qui entraîne une vraie gabegie financière.
Cette mise en concurrence affaiblit donc bien le service public ?
L’exemple le plus frappant est celui de l’électricité et de l’énergie. Pour ouvrir le marché à la concurrence, la France doit faire un cadeau aux nouveaux entrants, en leur octroyant des rabais sur le prix de l’énergie nucléaire. Cela n’a pas de sens et prouve que la concurrence ne marche pas. Dans ce secteur, il serait primordial que les objectifs environnementaux et sociaux soient au centre.
La question de fond est de savoir comment l’on contrôle les monopoles. Qu’ils soient publics ou privés, ils n’ont pas en eux-mêmes d’incitation à être vertueux. Dans les années 80, la privatisation devait permettre de rendre efficace le monopole, mais cette orientation ne marche pas. Selon moi, la meilleure solution pour rendre un monopole vertueux doit, par exemple, se faire à travers le contrôle citoyen, la réflexion sur d’autres types d’organisation comme les coopératives ou en les profilant en vue de favoriser les communs, soit des ressources partagées, gérées et maintenues collectivement par une communauté, qui établit des règles dans le but de préserver et pérenniser ces ressources, en fournissant à tous la possibilité et le droit de les utiliser.
L’idée de mettre en place ce modèle est au cœur de votre livre. Comment y parvenir concrètement ?
Il n’y a pas de recettes et de réponses globales. Chaque service public a ses spécificités. Dans la santé, pourquoi ne pas remplacer les cliniques privées et le secteur capitalistique privé, qui coûtent à l’État, par des coopératives. L’avantage de cette structure, qui est une entreprise et non un établissement public, est de viser à l’efficacité, mais aussi d’interdire qu’on la ponctionne comme une vache à lait pour en extraire des bénéfices en faveur des détenteurs du capital. Il faudrait d’ailleurs proscrire aux entreprises publiques la possibilité d’être sur les marchés financiers. A partir du moment où une entreprise qui gère de l’humain cherche le profit, le premier facteur passera au second plan.
J’ai beaucoup étudié le cas de la Clinique de La Borde, fondée en 1953 par Jean Oury, neuropsychiatre et adepte de la psychothérapie institutionnelle. Celle-ci se proposait de dé-hierarchiser le système féodal français de la santé, en mettant en position active les patients et agents, ce qui va bien au-delà de ce simple gadget que sont les droits des patients tels qu’appliqués aujourd’hui. Elle visait à guérir l’institution avant le patient, du fait du lien entre eux. Voilà un modèle.
Il en va de même avec l’école. La pédagogie institutionnelle de Célestin Freynet a été évincée de l’éducation nationale du fait de petites baronnies scolaires. Les classements internationaux montrent pourtant que l’école inclusive, comme pratiquées dans les pays nordiques, favorisent de meilleures écoles et donc de meilleures élèves. Les études démontrent en effet que dans les écoles coopératives de Suède, le bien-être des agents et des élèves est meilleur que dans les structures classiques. En outre, le but de l’éducation n’est pas seulement de dispenser de l’éducation, mais aussi de l’apprentissage de la citoyenneté, en traitant les usagers comme des citoyens.
Va-t-on vers de nouvelles vagues de libéralisation en Europe ?
On entrevoit des signes de changements en Europe, remettant en partie les politiques de concurrence. Cela concerne par exemple, les politiques de réindustrialisation européenne, pour combler le retard technologique avec la Chine et les États-Unis. Il en va de même avec la défense, même si ce n’est pas mon service public favori, avec le revirement à 180° de l’Allemagne sur les dépenses militaires et une défense commune européenne. Une fenêtre d’opportunité pour favoriser des biens communs européens s’ouvre. Certaines ONG parlent d’un rail européen, avec le développement de trains de nuit. Je crois aussi à l’Europe de la culture. La chaîne Arte représente une magnifique réussite de service public bi-national entre la France et l’Allemagne. Des alliances plus approfondies entre universités sont envisageables.
Avez-vous d’autres modèles en tête ?
En Allemagne, Italie ou au Royaume Uni, tout juste après la crise financière de 2008 et du manque d’investissement de l’État, la société civile a mis en place des partenariats – souvent lancés sous forme de coopératives – avec l’Etat dans le secteurs énergétique et de l’aide à la personne. On trouve aussi beaucoup d’exemples en Amérique latine, du fait que la puissance publique est faible et que les Constitutions le permettent.
Dans l’histoire, le mode coopératif existait même dans le secteur bancaire, mais s’est dévoyé, qu’en pensez-vous ?
Le premier problème est que lorsque vous avez des coopératives ou des mutuelles avec des dizaines de milliers d’adhérents, il n’y a pas d’investissement démocratique pour peser sur la politique de l’entreprise. C’est le management qui décide. Il y a aussi des raisons externes à ce déclin, avec l’ouverture massive à la concurrence sur les marchés de capitaux. Pour y pallier, il faudrait réfléchir à une autre manière de l’organiser, mais ce n’est pas donné, encore moins quand l’échelle est un État.
Je voudrais aussi souligner l’absurdité de l’interdiction des subventions croisées promues par l’UE. L’idée que les services publics qui accumulent des bénéfices financent ceux qui en dégagent moins était notre modèle de base. Avoir changé les règles ne marche pas.
A voir : http://https ://silogora.org/quel-avenir-pour-les-services-publics-en-europe-le-cas-de-lenergie-et-du-transport-2
Voix populaire, 7 avril 2025, Joel Depommier
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