Pingrerie sans limites

Le système des assurances sociales de notre pays est particulier. Une de ses spécificités est notamment de prévoir des conditions drastiques pour ouvrir le droit aux prestations, réduisant bien souvent à néant l’aspect protecteur affiché.
Introduite depuis le 1er juillet 2021 en réponse à des demandes de longue date, l’allocation de prise en charge est destinée aux parents d’enfants gravement atteint-e-s dans leur santé qui doivent interrompre leur activité lucrative pour s’en occuper.

Le congé indemnisé par une allocation pour perte de gain se monte à 14 semaines (98 indemnités journalières) pouvant être réparties en 18 mois. L’introduction d’une telle allocation semble couler de source, ne serait-ce qu’en raison de la responsabilité juridique des parents envers leurs enfants. La situation précédant l’allocation de prise en charge était doublement pénible, puisqu’à l’épreuve de voir son enfant gravement malade, s’ajoutait l’absence d’indemnisation lorsque la mère (parfois le père) devait interrompre son activité professionnelle pour prendre soin de son enfant pendant plus de trois jours.
La modification de la Loi sur les allocations pour perte de gain (LAPG) était supposée remédier à ce problème moyennant un montant finalement modeste puisque le Conseil fédéral évaluait les coûts annuels de manière progressive au cours des années, de 67 millions de francs en 2022 à 78 millions en 2035 1. Ce montant est sousestimé. Et c’est voulu, car le Conseil fédéral lui-même précisait dans son message que la durée moyenne pour prendre soin d’un-e enfant souffrant d’un cancer est de 155 jours (en 2019), donc bien plus que la durée maximale de l’allocation (98 jours). Or, la réalité s’est même révélée en deçà des estimations financières pour une assurance insuffisante…

RESTRICTIONS DRASTIQUES. En effet, du fait d’une obsession maladive pour la traque aux «abus», avant même qu’une loi entre en vigueur, le Parlement a prévu des conditions d’ouverture de droit à l’indemnisation si strictes que les dépenses annuelles sont 12 fois plus faibles que prévu: 6 millions par année! Dans la mesure où cette prestation sociale doit avoir pour principe de venir en aide à des parents confrontés à des enfants gravement atteint-e-s dans leur santé et ayant de ce fait besoin de soins de leur part, on pourrait s’attendre à ce que les critères d’ouverture du droit se limitent à une évaluation médicale de l’état de santé de l’enfant. Si celui-celle-ci, de l’avis du corps médical, est atteint-e dans sa santé et que son état nécessite la présence d’un parent, l’ouverture du droit doit être assurée. Or, c’est évidemment loin d’être le cas, pour plusieurs raisons. En premier lieu, la définition d’un-e enfant «gravement atteint-e dans sa santé» est extraordinairement restrictive et consiste en plusieurs conditions sujettes à interprétations (on y parle par exemple de la nécessité d’un «changement majeur» de l’état de santé physique ou psychique – sans que l’on sache en quoi consiste un changement mineur – et que «l’évolution ou l’issue de ce changement est difficilement prévisible, ou qu’il faut s’attendre à ce qu’il conduise à une atteinte à la santé durable ou croissante ou au décès (2)»). Ces conditions ne sont clairement remplies que pour les enfants dont le pronostic est mauvais, c’est-à-dire dans les cas de figure où la durée de versement de l’allocation est insuffisante. Pour les autres cas, il revient au corps médical d’attester que les conditions sont réunies ou non mais il n’est pas rare que les caisses interviennent auprès des médecins pour les mettre sous pression dans un sens restrictif, avec pour résultat que des parents devant prendre en charge leur enfant se voient refuser une indemnisation alors qu’ils ont réellement dû interrompre leur activité professionnelle. On ajoute à cela que le délai de traitement des demandes est long, ce qui ne fait que renforcer l’incertitude et le stress dans une période de vie par ailleurs pénible. Ces carences ont provoqué une révision de ces allocations, en cours à l’heure actuelle, mais celle-ci est insuffisante (voir encadré ci-contre).

NÉGATION DE DROITS. Le cas des allocations de prise en charge, tout comme celui des prestations transitoires pour chômeurs-euses âgé-e-s (voir encadré ci-contre), montre la logique à l’œuvre dans les assurances sociales suisses: des prestations insuffisantes et des conditions d’ouverture si restrictives qu’elles reviennent à nier les droits que la loi visait à garantir. ◼

(1) Message du Conseil fédéral concernant la loi fédérale sur l’amélioration de la conciliation entre activité professionnelle et prise en charge de proches, 22 mai 2019.
2 Article 16o LAPG.

CHÔMEURS ÂGÉS INVISIBILISÉS
En vigueur depuis juillet 2021, les prestations transitoires pour chômeurs-euses âgé-e-s relèvent de la même logique de restriction de droits avant même leur mise en œuvre. Conçues pour éviter le recours à l’aide sociale aux chômeurs-euses âgé-e-s de 60 ans ou plus arrivant en fin de droit avant de pouvoir prendre la retraite, ces prestations devaient concerner, selon les estimations du Conseil fédéral, 4200 personnes en 2024 pour des dépenses annuelles de l’ordre de 190 millions de francs (1). Le Parlement a durci les conditions d’ouverture de ce droit et le calcul de la prestation, tant et si bien que les bénéficiaires de ces prestations transitoires étaient au nombre de… 940 en 2024 pour des coûts de 28,4 millions, 6 fois moins qu’estimé au départ!
Un premier bilan a ainsi montré que, sur 5519 personnes de plus de 60 ans arrivées en fin de
droit entre le 1er juillet 2021 et le 31 décembre 2022, 74% n’ont pas demandé les prestations transitoires. Sur 1430 demandes déposées, plus de la moitié a été refusée (759, sans tenir compte des demandes de personnes âgées de moins de 60 ans) (2).
Ces chiffres ne résultent pas d’une amélioration de la situation des seniors sur le marché du travail. Au contraire, celle-ci s’est fortement dégradée, puisque la proportion de chômeurs-euses de longue durée chez les plus de 50 ans est 2 fois plus élevée que parmi les moins de 50 ans et que le nombre de chômeurs-euses de plus de 50 ans a augmenté considérablement (+41% entre juillet 2023 et juillet 2025 en chiffres absolus).
Il faut se rappeler que la dernière révision de la Loi sur le chômage, entrée en vigueur en 2011, a fait passer la durée d’indemnisation pour les plus de 55 ans de 520 jours à 400 (sauf pour celles-ceux qui ont cotisé au moins 22 mois avant d’être au chômage ou qui tombent au chômage après avoir atteint l’âge de 61 ans). Alors que la situation exigerait de revenir sur ces attaques, surtout dans la mesure où les comptes de l’assurance-chômage sont bons (excédent de 1,4 milliard en 2024), le Conseil fédéral préfère baisser le taux de cotisation, préparant du même coup les futures restrictions lorsque les comptes seront péjorés. ◼

(1) https://www.fedlex.admin.ch/eli/fga/2019/2838/fr
(2) Évaluation intermédiaire des prestations transitoires (Ptra), OFAS, décembre 2023

SERVICES PUBLICS, 15 août 2025, ÉRIC ROSET

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