Au cours du siècle dernier, la finance suisse a acquis un poids et une influence gigantesques. Sébastien Guex, historien et professeur à l’Université de Lausanne, décrit la montée fulgurante des banques helvétiques – puis leur crise. Et éclaire la dimension parasitaire de leurs activités (1).
Comment  définir  la  place  financière  helvétique?
Sébastien Guex – Il  s’agit  d’un  réseau dense d’acteurs basés dans notre pays et actifs  dans  les  opérations  financières,  de crédit et la gestion de fortune à l’échelle internationale.
Au  cœur  de  cette  place  financière,  on trouve les grandes banques: UBS, Credit Suisse,  mais  aussi  les  banques  privées genevoises et bâloises, les banques cantonales et la Banque nationale suisse (BNS). Les sociétés d’assurance (Zurich, Bâloise, Swiss Re, Swiss Life) sont aussi des géants financiers qui gèrent des capitaux de plus en  plus  élevés  –  plus  de  100  milliards pour la seule Swiss Life.
Parmi  les  acteurs-clés,  il  faut  encore  citer  la  Bourse  suisse  et  les  entreprises  de trading – 40% du pétrole, 25% à 30% du café et du coton, une grande part des métaux  ferreux  et  du  charbon  vendus  dans le monde sont négociés en Suisse. Historiquement, ces acteurs ont des liens  étroits:  on  retrouve  souvent  les mêmes  familles  à  la  tête  des  banques et  des  sociétés  d’assurance,  et  plusieurs établissements  bancaires  ont  été  créés par  de  grands  marchands  de  Bâle  ou Winterthur.
Pour  rendre  compte  de  l’étendue  de  la place  helvétique,  il  faut  encore  mentionner les compagnies fiduciaires et les grands avocats d’affaires, ainsi que les milliers de sociétés  financières  de  taille  plus  réduite, agissant dans la plus grande opacité.
Cet ensemble forme un secteur-clé de  l’économie  suisse.  Il  dispose d’une énorme  influence  sur  les  autorités  et  les finances publiques.
Quel  est  son  poids  à  l’échelle  internationale?
En  prenant  en  compte  uniquement  les banques, la place financière suisse tourne autour  du  dixième  rang  mondial.  Si  on  y  ajoute les sociétés d’assurance, les sociétés de trading et les sociétés financières, alors elle monte de plusieurs crans et se trouve peut-être à la cinquième ou sixième place d’un classement dominé largement par les États-Unis, suivis par le Royaume-Uni.
La  finance  helvétique  a  ainsi  un  poids sans  commune  mesure  avec  la  surface géographique  du  pays,  sa  population  ou  même sa puissance commerciale.
Quelles sont les origines de ce poids?
Entre  le  milieu  des  années  1890  et  la Première  Guerre  mondiale,  on  assiste  à l’émergence d’une vraie place financière, à l’échelle suisse.
Jusque-là, on avait trois places distinctes, basées  à  Zurich,  Bâle  et  Genève.  Peu  à peu, les liens entre ces acteurs financiers se densifient, autour de deux pôles: d’un côté, les grandes banques basées à Zurich, actives  dans  les  opérations  d’emprunt  et  de  crédit  à  l’échelle  internationale,  ainsi que  la  gestion  de  fortune;  de  l’autre,  les banquiers  privés  genevois  et  bâlois  (Pictet, Hentsch, etc.), uniquement actifs dans la gestion de fortune.
Deux  événements  politiques  vont  jouer un rôle fondateur. D’abord, la nationalisation des chemins de fer (dès 1898) ouvre un  nouveau  marché  aux  banques,  celui de  la  dette  fédérale.  Ensuite,  la  création de  la  BNS,  en  1907,  va  faire  du  franc suisse une monnaie solide et garantir aux banques  un  pompier  capable  de  les  sauver en cas de coup dur.
Dans  la  foulée,  l’Association  suisse  des banquiers est créée en 1912. Elle deviendra l’un des principaux lobbys patronaux et fera pression sur l’État suisse pour qu’il défende les intérêts de la place financière, sur les plans national et international.
Très  vite,  le  démarchage  des  riches  étrangers devient une activité importante…
Avant la Première Guerre mondiale, la  place  financière  a  un  objectif:  développer  la  gestion  de  fortune  –  pour  les riches  Suisses,  mais  aussi  les  riches  Européens.  Elle  dispose  déjà  pour  cela  des principaux  instruments  du  futur  paradis fiscal  helvétique:  depuis  le  dernier  tiers du  XIXe  siècle,  une  série  de  dispositions exonèrent  d’impôts  les  très  riches  étrangers  dans  plusieurs  grands  cantons;  dès 1903, le canton de Glaris exempte d’impôts les sociétés étrangères, ce qui stimulera l’établissement de holdings étrangères.
Le  contexte  international  va  favoriser  ces plans:  au  début  du  XXe  siècle,  une  série d’États introduisent l’imposition directe progressive, ce qui incommode les milieux capitalistes et l’aristocratie. En France, par  exemple, l’impôt  sur  les  successions devient  progressif  en  1901.  Les  banques suisses  vont  mettre  sur  pied  un  système ingénieux pour inciter les riches Français à frauder l’impôt. Elles envoient des démarcheurs dans l’Hexagone, qui vont jusqu’à proposer à leurs clients de transporter eux-mêmes leurs titres en Suisse!
Quel  sera  l’impact  de  la  Première  Guerre  mondiale?
La place financière a tiré le meilleur parti de  la  guerre.  Une  masse  de  capitaux étrangers va affluer vers la Suisse, pour deux raisons principales.
D’abord, toutes les monnaies européennes perdent de la valeur ou s’effondrent. Conséquence: au sortir de la Guerre, le franc suisse acquiert la réputation d’une monnaie refuge. Il devient encore plus intéressant de placer de l’argent en Suisse. Ensuite, avec la Guerre, une série d’États augmentent fortement leurs taux d’imposition – en France, par exemple, le taux nominal maximum d’imposition sur le revenu passe de 4% en 1914 à 94% en 1924.
La Suisse, en revanche, maintient une pression fiscale très modérée – ce qui en fait une destination prisée des riches désireux de payer moins d’impôts. À cela s’ajoute qu’en 1934, les autorités helvétiques garantissent aux fraudeurs du fisc une solide protection juridique, en bétonnant le secret bancaire dont la violation tombe désormais sous le coup de sanctions pénales.
La Deuxième Guerre mondiale sera un autre moment-clé…
Durant ce conflit, la place financière helvétique collabore étroitement avec l’Allemagne nazie et l’Italie fasciste. Elle achète et vend des devises, elle reprend des titres spoliés par les nazis, elle sert d’intermédiaire à des sociétés allemandes à l’étranger. Et, surtout, la BNS vend massivement du franc suisse contre de l’or au régime nazi, la monnaie helvétique demeurant durant toute la Guerre la seule devise internationale quasiment librement convertible.
Au sortir de la Guerre, le franc suisse a conforté sa position de monnaie refuge. La fiscalité helvétique est encore plus attractive, car les taux d’imposition ont à nouveau fortement augmenté dans les pays voisins. En outre, dans un contexte où les États ont dressé de puissantes restrictions à la circulation internationale des capitaux, la Suisse reste un îlot de liberté pour les capitaux en quête de placement. On assiste donc à un véritable boom de de la finance suisse. L’afflux de fonds étrangers, dans leur grande majorité non déclarés au fisc de leur pays d’origine, lui permet de monter en puissance sur la scène internationale.
De second couteau avant la Première Guerre mondiale, la Suisse devient, dans les années 1970, la troisième place financière au monde.
Les banques vont continuer sur leur lancée…
Jusqu’au début des années 2000, la place financière continue sa progression, malgré la multiplication des scandales liés à l’origine douteuse des fonds qu’elle abrite. En 2000, les banques gèrent des titres d’une valeur de 3700 milliards de francs – dont 2100 milliards viennent de l’étranger. Cela en fait le principal paradis fiscal au monde.
Les banques suisses voient cependant encore plus grand.
En 1998, la fusion d’UBS et SBS donne naissance au plus gros gestionnaire de fortune au monde – et l’un des plus grands établissements bancaires de la planète. UBS affiche son ambition: devenir le numéro un mondial. Dans les années 1980 et 1990, elle achète à tour de bras d’importants établissements sur les places rivales d’Angleterre et des États-Unis. Au début des années 2000, ses bénéfices atteignent des sommets. Marcel Ospel, CEO puis président du Conseil d’administration de la banque, annonce qu’il vise un taux de rentabilité de 20% par an après impôts, au minimum! En matière de fraude et de blanchiment d’argent, UBS ne respecte plus, comme d’autres banques suisses, les limites qu’elle s’était elle-même fixées. Le retour sur terre sera brutal: en 2007, la crise des subprimes, ces crédits immobiliers pourris, éclate. UBS ne doit sa survie qu’à l’intervention de la Confédération et de la BNS, qui sortent environ 60 milliards de francs pour racheter des créances douteuses – ainsi qu’à celle de la Réserve fédérale américaine, qui mettra des dizaines et dizaines de milliards à disposition de la banque helvétique.
Comment expliquer la fin du secret bancaire?
Au-delà d’UBS, la crise de 2008 va ébranler toute la place financière et le paradis fiscal suisses. Tout au long du XXe siècle, ce dernier a réussi à contrer les démarches des États lésés par ses pratiques douteuses, en montant ces pays les uns contre les autres.
La situation va changer au début du siècle suivant. Et les attaques des États lésés se durciront après la crise financière de 2008, qui les amène à renforcer la lutte contre la fraude fiscale.
Phénomène aggravant, UBS a été prise la main dans le sac en 2007, lorsque son ex-employé Bradley Birkenfeld a révélé la fraude fiscale massive pratiquée par l’établissement aux États-Unis.
Dans ce contexte, les menaces d’inscrire la Suisse sur une liste noire de paradis fiscaux, avec de possibles sanctions à la clé, deviennent plus sérieuses. Berne et les milieux financiers doivent reculer. Ils livrent au fisc américain les données de 4500 clients états-uniens d’UBS, puis ouvrent une brèche dans le secret bancaire: à la fin des années 2010, ils acceptent l’échange automatique de renseignements fiscaux avec des dizaines d’États.
Est-ce la fin du paradis fiscal suisse?
À partir des années 2000, il devient plus difficile pour les banques suisses de pratiquer la fraude fiscale avec les pays développés.
C’est un recul, mais qui reste relatif. Le secret bancaire continue à s’appliquer à l’intérieur de la Suisse, profitant aux ultrariches ayant le passeport helvétique ou un permis de résidence – auxquels ils ont un accès privilégié. Il reste aussi valable pour les États qui n’ont pas signé d’accord, notamment la Chine, avec laquelle la place financière développe des liens toujours plus étroits. Enfin, il reste la possibilité d’échapper au fisc par des montages juridiques complexes – fondations, trusts, etc. –, accessibles cependant seulement aux ultra-riches (plus de 50 millions de fortune mobilière). Mais le nombre de ces derniers explose, et ce sont les clients les plus intéressants pour les banques!
La Suisse reste donc l’une des plus importantes places financières du globe, et notamment le leader mondial en matière de gestion offshore (hors de leur pays d’origine) des patrimoines privés.
Cette médaille dorée a-t-elle un revers?
En tant que paradis fiscal, la Suisse draine des masses de capitaux provenant des quatre coins de la planète, ce qui en fait un des pays les plus riches du monde. Cependant, cette richesse est très inégalement distribuée. Et le revers du dumping fiscal au profit des plus riches et des grandes entreprises, c’est la politique de l’austérité permanente, qui empêche le développement de services publics comme l’éducation ou la santé – ou de prendre des mesures à la hauteur de la crise écologique.
Mais c’est à l’échelle mondiale que la stratégie parasitaire de la place financière déploie ses conséquences les plus catastrophiques. En pompant une part considérable des recettes fiscales des autres États, elle appauvrit de manière dramatique des pans entiers de la population mondiale. Et en fournissant des crédits massifs aux secteurs industriels fondés sur les énergies fossiles, les banques helvétiques contribuent de manière non négligeable à la destruction de la planète.
Il est donc plus important que jamais de combattre leur pouvoir. â—¼
(1) Sébastien Guex a notamment co-rédigé, avec Malik Mazbouri et Rodrigo Lopez, le chapitre sur la question dans l’Histoire économique de la Suisse au XXe siècle (Livreo -Alphil, 2021).
Services publics, 1er octobre 2021, Guy Zurkinden

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