Aide sociale: il y a péril en la demeure

La décision bernoise d’abaisser l’aide sociale au-dessous des normes de la CSIAS fait grand bruit au-delà du canton. Elle ouvre la voie au dumping social et pose la question des moyens de lutter contre une politique de démantèlement à petits pas menée par la droite au niveau national.


Le 29 mars, le Grand conseil bernois a adopté, sous l’impulsion du conseiller d’Etat UDC Pierre-Alain Schnegg, une révision de sa loi sur l’aide sociale. Les bénéficiaires toucheront désormais un forfait de base réduit de 8% (907 francs par mois pour une personne seule, contre 986 selon les normes CSIAS). Il sera même possible de le diminuer de 15% pour les jeunes de 18 à 25 ans, voire jusqu’à 30% après 6 mois.

La décision a fait du bruit, car elle enfreint les normes de la Conférence suisse des institutions d’action sociale (CSIAS), qui, sur la base d’une estimation des dépenses des ménages aux revenus les plus faibles effectuée par l’OFS, détermine les montants d’aide correspondant au minimum vital social. Bien que non officiellement contraignantes, et objet d’attaques incessantes, ces normes faisaient jusque-là plus ou moins consensus. Par sa décision, un des plus grands cantons suisses ouvre la voie au dumping social, à une augmentation des inégalités de traitement entre cantons et décrédibilise la CSIAS. Le Grand Conseil argovien s’est d’ailleurs déjà engouffré dans la brèche, annonçant sa volonté de réduire l’aide sociale de 30% en dessous des normes CSIAS.

Insérer en désinsérant
Dans une ambiance politique qui a rendu les annonces de coupes dans les aides aux plus faibles pratiquement routinières, il est de plus en plus difficile d’inverser la tendance face au discours rouleau compresseur de l’UDC, soutenu par la droite, et en particulier sa tactique consistant à démanteler petit morceau par petit morceau. Prise indépendamment, chaque coupe peut passer pour «pas si grave», d’autant qu’elle est souvent agrémentée de soi-disant «mesures d’insertion», comme dans le cas de Berne. Mais comment prétendre insérer professionnellement, lorsque l’on désinsère socialement, en privant les gens, par exemple, de la possibilité de se payer un abonnement internet ou de téléphone? «Les mesures d’intégration ne sont pas négatives en soi, mais elles ne vont rien amener si les personnes se retrouvent sans ressources», commente Thomas Näf, président de KABBA, association bernoise de chômeurs et de personnes concernées par la pauvreté.

Annoncée de façon indépendante, chaque coupe peine par ailleurs de plus en plus à attirer l’attention réelle des médias et divise les résistances. La technique est habile, il faut le reconnaître. Et à la longue, elle est «efficace». Pour rappel, il y a bien longtemps, les requérants d’asile ont été les premiers à voir leurs forfaits diminuer, jusqu’à la scandaleuse aide d’urgence que l’on connaît aujourd’hui. Puis ce fut le tour des jeunes. Une partie des forfaits de tous a ensuite été transformée en «supplément d’intégration», supprimé en cas de «mauvais comportement», puis réduit. Enfin, aujourd’hui, les forfaits de base sont directement attaqués, avec toujours la même rengaine: plus on étranglera les pauvres, forcément «coupables», plus, soi-disant, ils seront poussés à quitter l’aide sociale, où ils se «complairaient».

Sur le terrain, le constat est pourtant tout autre: «Le manque de ressources financières n’est pas une incitation. Les conséquences de cette politique sont plus de sans-abrisme, de ghettoïsation, d’endettement, d’isolement social et de maladie chronique», constate Thomas Näf. La CSIAS souligne également que «les personnes déjà dans une situation de précarité ne sont que poussées dans une plus grande misère et on n’améliore pas leur intégration pas plus qu’on n‘économise de l’argent à long terme». Sans surprise, les demandes auprès des soupes populaires et autres organismes de charité sont d’ailleurs en explosion et chaque hiver, le public n’a de cesse de s’en émouvoir. «Mais comment donc est-ce possible dans un pays aussi riche que la Suisse?!»

Des études sans impact
Les faits et études qui montrent que cette politique est contre-productive sont multiples, mais c’est comme si elles ne comptaient pas. «Il faut savoir qu’un tiers des bénéficiaires de l’aide sociale sont des enfants, un autre tiers a un emploi, mais avec un salaire insuffisant, et qu’un autre 10 à 15% sont des personnes malades ou invalides. Il en reste donc environ un quart qui est en état de chercher un travail. Toutes les études effectuées montrent que la très grande majorité d’entre eux veut et cherche un emploi, mais parfois ne trouve pas parce qu’il s’agit de personnes en préretraite, qui ne disposent pas des formations adaptées, ou de femmes sans solution de garde pour leurs enfants. N’importe quel assistant social vous le dira également», rappelle Véréna Keller, professeure honoraire à la HETS Vaud et vice-présidente d’AvenirSocial Suisse, association professionnelle des travailleuses et travailleurs sociaux.

Elle précise aussi que «la moitié des personnes à l’aide sociale y restent pour un an ou moins», fait rarement souligné, l’image généralement véhiculée était celle de personnes qui voudraient s’y installer. Même l’affirmation selon laquelle on assisterait à une «explosion» des coûts de l’aide sociale, avancée pour justifier la nécessité d’économies, est à relativiser. «La population à l’aide sociale augmente, mais de façon proportionnelle à l’augmentation de la population, et en raison de la précarisation des salaires, de l’augmentation des loyers et des coûts de la santé ainsi que des coupes effectuées dans l’AI ou l’assurance chômage. En chiffres relatifs, on reste, depuis plus de dix ans, à un taux aux alentours de 3% de personnes à l’aide sociale», souligne Verena Keller.
Et de dénoncer, derrière la politique menée par la droite, une pression sur les conditions de travail: «Cela pousse les personnes à accepter n’importe quel emploi, dans des conditions de plus en plus précaires».

Le compromis de 2016, un échec
Face aux attaques dont elle faisait l’objet et dans l’espoir de les atténuer, la CSIAS avait choisi le «compromis». Lors de la révision des normes entreprise en 2015, et malgré une étude de l’OFS montrant que les forfaits de base étaient déjà inférieurs au coût de la vie, elle a décidé de les abaisser pour certains bénéficiaires et de durcir les sanctions possibles. Les normes révisées ont été validées par la conférence des directrices et directeurs cantonaux des affaires sociales, dans une tentative de renforcer leur légitimité. «Mais la décision bernoise montre aujourd’hui que cette politique n’est pas parvenue à enrayer les attaques contre les normes CSIAS, voire contre le droit à l’aide», constate Verena Keller.

Face à cela, la question d’une loi fédérale réglant la question de l’aide sociale devrait-elle être remise sur le devant de la scène? «Cette idée a été régulièrement proposée, mais est aujourd’hui au point mort. Par ailleurs, la situation n’est pas mûre. Même si une loi parvenait à être votée, elle risquerait de prévoir des montants insuffisants», estime la professeure, qui appelle plutôt à «un débat démocratique autour de la question de la solidarité, du vivre ensemble, de la façon de garantir une vie digne à toute personne, de construire une société la moins injuste possible, via des manifestations, articles, référendums, initiatives, etc». «Même si notre discours est plus difficile à faire passer que celui de la droite, il faut le faire», ajoute-t-elle.

Cette semaine, la gauche bernoise a pris les devants. Se refusant à une dynamique de pure opposition en lançant simplement un référendum, elle a décidé de lancer une «proposition populaire» (outil démocratique spécifique au canton) pour «une aide sociale efficace». Celle-ci propose des montants d’aide correspondant aux normes CSIAS, des mesures de formation, une participation de l’économie dans la réinsertion, ainsi que des mesures pour les chômeurs de plus de 55 ans. 10’000 signatures devront être récoltées dans les trois mois.

Gauchebdo, 13 avril 2018, Juliette Müller

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