Faut-il vraiment célébrer les 10 ans de la Déclaration de Doha ?

Le 14 novembre 2001, après d’intenses négociations entre pays du Nord et du Sud, la Déclaration de Doha sur les Aspects de Droits de Propriété Intellectuelle qui touchent au Commerce (ADPIC, ou TRIPS en anglais) et la Santé publique était adoptée lors d’une Conférence ministérielle de l’OMC au Qatar. Ce texte réaffirmait le droit des Etats membres de l’OMC d’exploiter pleinement toutes les flexibilités contenues dans l’Accord ADPIC afin de protéger la santé publique et promouvoir l’accès aux médicaments pour tous. Si la percée politique de cette Déclaration était majeure en 2001, le bilan de sa mise en œuvre, dix ans plus tard, reste mitigé.

L’entrée en vigueur de l’Accord ADPIC, le 1er janvier 1995, a fondamentalement changé la donne internationale en matière de droits de propriété intellectuelle, harmonisant ces droits aux standards des pays du Nord et obligeant tous les Etats membres de l’Organisation mondiale du commerce (OMC) à prévoir l’octroi de brevets dans tous les domaines, y compris pour les produits pharmaceutiques. La plupart des pays en développement ne disposant pas d’un tel système, ils ont dû le mettre en place. Le cas de l’Inde est souvent cité en exemple : alors que le pays possédait une forte industrie de médicaments génériques, il a dû adapter sa législation pour permettre le brevetage – inexistant jusqu’alors – de produits pharmaceutiques.

L’Accord ADPIC prévoyait également des clauses de sauvegarde et d’exceptions (communément appelées « flexibilités ») permettant aux Etats membres de faire valoir des besoins spécifiques en matière de santé publique. Même si les pays du Nord, soucieux de protéger leur industrie pharmaceutique et de répondre à ses desiderata, ne voyaient pas d’un bon Å“il ces clauses de sauvegarde, ils ont dû les accepter pour ne pas mettre en péril la conclusion de l’Accord ADPIC. Avec la ferme intention, toutefois, de menacer de représailles politiques et économiques les pays du Sud qui auraient l’audace de vouloir utiliser ces instruments. Ceux-ci concernent essentiellement les licences obligatoires, qui permettent à un Etat d’autoriser l’exploitation d’un brevet par des tiers sans le consentement du détenteur (mais contre rémunération), ou les importations parallèles, c’est-à-dire lorsqu’un pays importe un produit vendu moins cher dans un autre pays par le titulaire du brevet sans l’autorisation de ce dernier.

Cette négation du droit des pays du Sud à exploiter pleinement les flexibilités contenues dans l’Accord ADPIC a atteint son point culminant à la fin des années 1990, lors du procès intenté par 39 compagnies pharmaceutiques – en majorité soutenues par leurs gouvernements respectifs du Nord – à l’Etat sud-africain pour violation présumée de l’Accord ADPIC. L’Afrique du Sud n’avait pourtant rien fait d’autre que d’utiliser les flexibilités prévues dans l’Accord pour lutter contre une urgence de santé publique, à savoir la pandémie du VIH/sida. Suite au tollé international suscité par ce procès , la question des flexibilités est revenue sur la table des négociations au sein de l’OMC, ouvrant la voie politique à la Déclaration de Doha.

Une percée politique majeure

La Déclaration de Doha a réaffirmé le droit des Etats membres de l’OMC de recourir pleinement à toutes les flexibilités contenues dans l’Accord ADPIC, afin de protéger la santé publique de leur population et promouvoir l’accès aux médicaments pour tous.

Composée de 7 paragraphes, la Déclaration de Doha a officiellement reconnu :

-  la gravité des problèmes de santé publique qui touchent particulièrement les pays du Sud (paragraphe 1)
-  la nécessité de faire plus, à travers l’Accord ADPIC, pour résoudre ces problèmes (paragraphe 2)
-  les préoccupations concernant les effets de la propriété intellectuelle sur les prix des médicaments (tout en maintenant que la propriété intellectuelle est importante pour l’innovation, paragraphe 3)
-  la primauté des mesures visant à protéger la santé publique sur une interprétation restrictive de l’Accord ADPIC (paragraphe 4)
-  le droit de chaque Membre d’accorder des licences obligatoires et la liberté de déterminer leurs motifs. En d’autres termes, les Membres sont libres de déterminer ce qui constitue, à leurs yeux, une urgence nationale (paragraphe 5)
-  la possibilité, pour les pays n’ayant pas de capacité de production propre, d’importer des médicaments génériques sous licence obligatoire (paragraphe 6)
-  le devoir des pays développés de promouvoir et encourager le transfert de technologies vers le Sud, ainsi que la nécessité de prolonger le délai de mise en application des droits de propriété intellectuelle concernant les produits pharmaceutiques dans les pays les moins avancés au 1er janvier 2016 (paragraphe 7)

Il s’agissait là d’une percée politique majeure, puisque la Déclaration de Doha permettait aux pays du Sud d’interpréter l’Accord ADPIC à la lumière de leurs problèmes sanitaires spécifiques et d’évoquer l’accès aux médicaments pour tous. En théorie seulement, car les pays du Nord faisaient toujours de la résistance.

Flexibilités contre rétorsions

De tous temps, les pays développés – emmenés par les Etats-Unis, mais également par la Suisse – ont tout fait pour limiter au maximum les sauvegardes et les exceptions liées à la propriété intellectuelle. Ils ont d’abord tenté, sans succès, de faire disparaître les flexibilités lors des négociations préalables à l’Accord ADPIC, l’Uruguay Round. Ils ont ensuite essayé de restreindre, en amont et en aval de la Déclaration de Doha, le recours aux flexibilités ADPIC à certaines circonstances d’urgence ou d’exception, comme le VIH/sida, la tuberculose ou le paludisme, alors que la Déclaration de Doha laissait libre cours aux Etats concernés de définir leurs propres motifs. En vain. Les pays développés ont également utilisé l’arme de la répression politico-commerciale pour décourager les pays du Sud à utiliser ces flexibilités, comme l’illustre parfaitement le cas de la Suisse et de la Thaïlande en 2008 concernant les licences obligatoires sur des médicaments anticancéreux (dont 3 de Novartis et Roche). Enfin, ils ont négocié des clauses allant au-delà de l’Accord ADPIC, appelées clauses ADPIC+, dans le cadre d’accords bilatéraux de libre-échange, en forte augmentation ces dernières années du fait du blocage des négociations multilatérales à l’OMC.

Ainsi, 10 ans après la Déclaration de Doha, le bilan du recours aux flexibilités ADPIC reste mitigé. Le South Centre, une plateforme intergouvernementale des pays en développement basée à Genève, ne répertorie qu’une douzaine de cas de recours aux licences obligatoires par des pays en développement depuis 2001 concernant des médicaments brevetés (5 en Afrique, 5 en Asie, 2 en Amérique Latine). Lors d’une conférence organisée en novembre 2011, à l’occasion des 10 ans de la Déclaration de Doha, l’ONG Médecins sans Frontières a quant à elle parlé de 60 pays ayant fait recours aux flexibilités ADPIC depuis 2001, « principalement pour faciliter l’accès à des médicaments génériques pour le VIH/sida bon marché ». Elle a ouvert le débat sur des pistes de révision de l’Accord ADPIC pour mieux répondre aux besoins de santé publique.

Le recours aux flexibilités ADPIC est de toute évidence semé d’embûches pour les pays du Sud. Lorsqu’un pays comme l’Inde met en œuvre l’une des flexibilités admises, les multinationales pharmaceutiques n’hésitent pas à traîner l’Etat en justice, avec la complicité passive de leur gouvernement (comme Novartis pour l’anticancéreux Glivec). Si la Suisse a été l’un des premiers pays à ratifier dans sa législation nationale le protocole visant à introduire un nouvel article dans l’ADPIC concernant les licences obligatoires d’exportation (paragraphe 6 de la Déclaration de Doha), ce mécanisme s’avère inapplicable en l’état. Il n’a d’ailleurs été utilisé qu’une seule fois depuis 2001, après d’intenses négociations.

De nombreux défis subsistent

En résumé, si des progrès notoires en matière de couverture de traitements antisida ont pu être observés dans l’hémisphère sud, grâce notamment à la concurrence des génériques, ce constat ne peut s’appliquer à d’autres types de maladies, comme par exemple les maladies non-transmissibles (cancer, diabète, maladies cardio-vasculaires, etc.), en forte recrudescence au Sud également. Les licences obligatoires représentent un instrument essentiel pour garantir l’accès de ces patients du Sud à des médicaments brevetés, mais le sujet reste politiquement sensible. Dernier exemple en date : le Sommet des Nations-Unies de septembre 2011 consacré aux maladies non-transmissibles, lors duquel les pays du Nord ont tout fait pour éviter les mentions « Déclaration de Doha » et « épidémie » dans le texte final afin de pouvoir continuer à contrer les futures demandes de licences obligatoires. Les pays du Sud ont aussi leur part de devoirs à faire, beaucoup d’entre eux n’ayant pas encore suffisamment intégré ces flexibilités ADPIC dans leur législation nationale. Enfin, les pays du Nord, dont la Suisse, doivent cesser d’imposer des clauses ADPIC+ dans les accords bilatéraux de libre-échange, qui vont à l’encontre de la Déclaration de Doha. Il est temps que les droits humains priment sur les intérêts commerciaux.

Comme l’a dit Madame Ruth Dreifuss, ancienne Conseillère fédérale, en conclusion d’un symposium qu’elle a présidé en novembre 2011 à l’OMC, « la Déclaration de Doha a renforcé le pouvoir de négociation des pays du Sud pour préserver leur santé publique, mais a également provoqué une réaction de contre-pouvoir de négociation en créant de nouveaux obstacles ». Ce choc des intérêts est malheureusement loin de s’estomper.

Patrick Durisch, Déclaration de Berne

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